Dembo le fou, Dembo le sage
Auteur : Dr M’bouh Séta DIAGANA
On les appelle les surdoués, ces enfants qui sont d’un cran de loin supérieur à leurs camarades de classe. Paradoxalement, leur hyper-intelligence ne leur apporte qu’ennui et incompréhension. Laquelle intelligence, qui au lieu de les servir, les pousse au bord du précipice. Dembo était un « surdoué » ? Je l’ignore ! Un incompris sans doute, souvent jalousé, parfois craint, toujours admiré.
L’homme d’un calme olympien, qui n’a jamais fait du mal à une mouche, dérangeait pourtant. Son inspiration poétique, sa rigueur scientifique, son honnêteté intellectuelle, sa vision de la Mauritanie étaient autant de folie et de sagesse qu’il a eu le tort d’avoir dans un pays et dans une période où les esprits débandés honnissaient les âmes élevées. Dembo était donc un fou ! Seulement dans nos sociétés, la folie fonctionne non en tant que symptôme clinique mais plutôt comme un indicateur (du degré) de cohésion sociale. Le fou-symbole, le fou-appel sonne l’alarme qui avertit, et signifie que quelque chose ne va pas au sein de la communauté. Le danger est collectif et non individuel. Vous l’aurez compris, le meilleur synonyme qui puisse exister pour la folie c’est bien la sagesse.
Je ne voudrais pas me verser, ici, dans une oraison funèbre. D’autres parents, amis, collègues et étudiants du regretté s’en sont chargés, avec brio, depuis six ans. Ces quelques lignes n’ont de modestes objectifs que de revenir sur la victoire posthume d’Ousmane Moussa Diagana et ce, en partant d’une analyse littéraire (scientifique) de sa poésie A un moment où le thème de l’unité nationale est à la mode (malheureusement la mode est tout ce qui se démode), il n’est pas vain de rappeler que Dembo n’a pas attendu, contrairement à certains soi-disant intellectuels, la déchéance de O/ Taya pour appeler à la réconciliation des cœurs. Son engagement à lui, aussi sibyllin qu’il demeura, ne fut pas événementiel. Son œuvre poétique en est la parfaite illustration.
En effet, une lecture liminaire de Notules de rêves pour une symphonie amoureuse et Cherguiya(Odes à une femme du sahel laisserait présager qu’on a affaire à une poésie sentimentaliste voire érotique si bien que l’évocation des femmes aimées dans ces poèmes, atteint ici des niveaux inconsidérés. A vrai dire, chez Ousmane Moussa ni l’amour ni la femme ne sont des fins en soi, mais des moyens par lesquels le poète va à la rencontre de soi-même et de son pays. Les deux recueils dialoguent entre eux, le premier propulsant la femme noire, la femme soninké au sommet de la beauté et de la sensualité, le second sublimant avec incandescence le charme de la femme mauresque, tous les deux célébrant la Mauritanie dans ses différences qui constituent sa force, son avenir et son identité. D’ailleurs Dembo s’est toujours demandé sur le rôle que peut jouer un poète dans la situation de son pays où les populations, le plus souvent, cohabitent sans forcément se mélanger. L’amour peut- être la clé :
« Si on parle tant d’amour, c’est parce que l’amour pose problème. On ne l’évoque pas pour la simple beauté du mot. Quand on aime, on voit à travers cet amour beaucoup de choses. Je parle beaucoup de la femme mais pour moi, elle est une sorte de médium. Elle médiatise à la fois, le pays, le monde, le rapport complexe entre l’homme et la femme, etc. Pour moi, cet amour est total. Dans le contexte de la Mauritanie, l’amour est vécu de façon très douloureuse. Un amour difficile à vivre, et même à assumer, au regard des communautés qui vivent ensemble d’une manière très complexe. »
Cette situation hante le poète, son propre pays devient une énigme, des questions obsédantes se bousculent alors dans sa tête :
Dites-moi comment est ce peuple de mon pays dont on me dit qu’il existe quelque part et que je n’ai jamais rencontré.
Dites-moi comment sont ces peuples de mon pays dont on me dit qu’ils ont disparu et qui sont sans traces.
Dites-moi qui sont ces peuples de mon pays avec lesquels je vis et dont je ne sais rien (…)
Dites-moi comment aimer dans cet étrange pays, comment dans cet étrange pays aimer. (Notules p.108)
Enfin, peu importe les réponses qu’on pourrait lui apporter. Car chaque réponse redevient une nouvelle question, le pays ne s’offrant pas facilement. C’est un don rare, siège des faits immémoriaux, havre de discrétion. Le poète n’a plus qu’une envie : mériter, aimer ce pays et se faire aimer par cette « perle », qui est le croisement entre « l’eau et le grain du sable », c’est-à-dire les populations du Sud au bord du Fleuve et celles du Nord au contact des dunes. Concrétiser cette rencontre est la seule chose qui puisse intéresser le poète :
« C’est cela ma folie
C’est cela ma passion
Mon unique passion
Pour te mériter
Ô pays ! » (Notules, p. 93).
Mais comment mériter ce pays, comment sonder ses mystères, accéder à son histoire si l’on ne peut même pas chanter et aimer ses femmes ? Pour ce faire, Diagana fera prévaloir avec un rare talent sa volonté d’exprimer son patriotisme par la seule fulgurance de l’amour. Mais en même temps un amour total, tendant vers le mysticisme ne favorisant pas une femme au détriment d’une autre, ne lésant pas une partie de la Mauritanie au profit d’une autre, mais faire de ses poèmes un carrefour où les sentiments dialoguent, sans préjugés.
Si le deuxième recueil du poète s’intitule Cherguiya, c’est que le poète croit en la pluralité de la Mauritanie. Littéralement ce mot signifie « Femme de l’Est », « L’Orientale, qui est pour moi une synthèse de toutes les femmes aimées, dans leur diversité. L’Est est cette partie de la Mauritanie où se croisent toutes les ethnies, mais c’est aussi cet Orient religieux vers lequel on se tourne pour la prière. Cherguiya est le symbole d’une Mauritanie profondément plurielle. Elle est à la fois prise et insaisissable, elle est une quête illimitée car elle échappe à toute étreinte au moment même où elle s’offre ».
Il ressort de cela que la seule chose qui hante l’esprit de Diagana, c’est cette terre natale, sacrée à ses yeux, recelant toutes les richesses, débordant de toutes les qualités et, par-dessus tout, terre de rencontre, de métissage et donc de tolérance et de culture. C’est cet univers que le poète voudrait recréer en Mauritanie, laquelle serait « une belle synthèse de l’histoire…à la fois négro-africaine, berbère, arabe juive et occidentale ».
D’ailleurs quand Ousmane Moussa Diagana abonde dans cette quête d’une Mauritanie hybride, il l’affirme avec une simplicité on ne peut plus claire. Ici point d’hermétisme, nulle image ambiguë :
Terre d’humus noir lointaine et mythique, fruit de l’errance et du souvenir. Terre aride et riche dont le secret gît dans la mémoire d’un vautour chauve et sans âge et d’une hyène étique. Terre de sang, du python et de la vierge. Terre de feu, du cheval et de la poudre. Terre de l’orgueil et de la mort. J’avais pour monture une chamelle. J’avais pour langue la langue des hommes libres. J’avais pour guide un vieillard humant à chaque halte la terre pour en sentir l’odeur, pour en aspirer le parfum de femme féconde.
A notre rencontre, nous versâmes ensemble des larmes rouges. De notre commerce germa l’azer, s’assouplirent nos langues respectives, se répandirent l’islam et le savoir, se tinrent en respect des langages, des cultures, des esprits. (Notules p.106)
En quelques lignes, le poète a fait le tour d’horizon de l’histoire de cette terre dans ses différentes manifestations. Force a été de constater que les différents éléments qui ont été cités relèvent soit de la culture négro-africaine en particulier de la culture soninké, soit de la culture berbère, et de cette rencontre naquit une langue qui est l’azer, une sorte de créole soninké-hassaniya, aujourd’hui presque disparue. En évoquant ces instants de l’histoire mauritanienne, le poète est plus que nostalgique, il regrette cette période où les hommes et les femmes de ce pays se brassaient, il déplore cette Mauritanie actuelle qui ne sait plus rêver :
Les résonances du couchant sont ce soir couleur de cendre et de latérite ; couleur de beauté et de mélancolie, couleur d’une poésie saturnienne…
J’y plonge l’horizon endeuillé d’amours blessés, l’horizon saignant de cœurs meurtris de ma terre métisse et je rêve. Rêves agités de poésies et de mélodies lointaines.
Je songe au poète Sid’Abdallah et à la belle Azer, à la tristesse de leurs tours d’orgueil dans Ouadane miroitant d’eau et de sagesse.
Je songe au poète Adebba, à ses amours nomades, à sa passion ambiguë pour Debbou la Leukweriya, la jeune femme noire, la jeune femme peule.
Je songe aux chanteurs du lêlé, de Leïla et de la nuit, à leurs langages pluriels poreux de nostalgie et de tolérance. (Cherguiya pp. 53-52)
Les poèmes de Dembo fonctionnent globalement comme un cri d’alarme. Ils appellent au secours d’une Mauritanie étrange, et étrangère à elle-même. Le pays doit se redécouvrir pour pouvoir aller de l’avant sinon, il court à une perdition certaine. En effet :
Au cœur de l’Amour, dans ses profondeurs de ce quoi atteint à l’insaisissable, mais aussi ce par quoi se découvrent le physiologique et le spirituel, le naturel et le surréel, le mythique et le poétique, se mesure également la capacité pour un peuple de se dépasser, d’aspirer à une autre lisibilité de sa propre conscience.
La poésie n’est pas divertissement, encore moins propos libidineux ou même métaphores délirantes concernant les frivolités lascives. Elle est essentiellement une science de la Totalité ».
Dembo, en cinquante ans de vie seulement, tu as réalisé une immense œuvre qui résistera, à n’en pas douter, aux « fornications de l’Histoire » et à la « pornographie mémorielle ». Dors en paix, nous veillerons au grain.
M’bouh Séta DIAGANA