Avec l'aide de RESF, une quinzaine d'entre eux a publié un recueil sur les difficultés du quotidien. Reportage.


"Va t’en d’urgence, illusion de démence qui dès la matinée angoisse mon originalité et mon cœur en paix. Va t’en Homme Noir de France. Dès la matinée commencent les angoisses, la démence." Avec "La plume sans papier", ils sont une quinzaine, scolarisés en France, majeurs et sans papiers, à avoir l’impression d’être sortis de l’ombre. Ils mettent en scène ce recueil d’une soixantaine de pages dans lequel ils ont soudain mis des mots sur ce qu’ils taisent d’habitude.
Leur nom, c’est Anis, Katia, Jamal, Titelcha ou Verlain. Ils écrivent des choses comme: "Je n’ai pas eu le choix", "Je hais la France, je la déteste, mais je l’aime", ou encore "On se replie sur soi-même et là, c’est le désastre et tout s’enchaîne". Qu’écrirait au même âge, un lycéen né de parents Français originaires du Cotentin ou de Camargue? Et un autre élève, issu de la troisième génération? Peut-être, aussi, des histoires de malaise, de famille et de couleur. Mais eux parlent d’une autre angoisse, "qui vous étreint tous les matins dans les transports, alors que rester chez soi serait tellement plus sûr que de risquer d’être embarqué pour aller à l’école. Mais on a un rêve à réaliser. C’est pour ça qu’on est là", dit Victor, venu il y a deux ans et demi du Cameroun.

Parler à la troisième personne
Aux autres élèves de la classe, au copain qu’ils dépannent pour ses devoirs, au foot le dimanche, ils ne disent rien. Cette semaine, la plupart ont pourtant voulu distribuer une liasse de recueils de "La plume sans papiers" dans leur établissement scolaire… mais sans dire qu’ils en avaient écrit une partie. Souvent, ils racontent qu’ils sont sympathisants de RESF. "C’est trop compliqué d’expliquer", lâche Anis, Tunisien de 20 ans guère bavard, qui, comme d’autres, "parle à la troisième personne".
Tous ont en commun d’avoir posé le pied sur le territoire français au-delà de leurs 13 ans. En commun, aussi, de vouloir poursuivre leur scolarité. Pour RESF, ce sont les "jeunes majeurs sans papiers". La mobilisation du Réseau éducation sans frontières a sensibilisé l’opinion publique. Des images comme celle de la rue Rampal, où un grand-père chinois avait été arrêté alors qu’il attendait sa petite-fille à la sortie de l’école, avaient achevé de médiatiser la situation des scolaires non régularisés. Mais, à l’heure où les pouvoirs publics affichent des objectifs explicites de l’ordre de 25000 reconduites à la frontière par an, les jeunes majeurs restent très précarisés.
Hangar reconverti en théâtre
Dans l’Essonne, en région parisienne, RESF s’occupe d’une cinquantaine de jeunes dans ce cas. "Leurs chances sont on ne peut plus réduites", explique Dominique, de RESF, qui n’a de cesse de conseiller à ces jeunes de parler de leur histoire au lycée, pour hâter la mobilisation:

Ce sont les jeunes qui sont d’abord venus vers RESF. C’était l’an dernier. Il commençait à se dire que les contrôles s’accéléraient, dans l’enceinte même des établissements scolaires ou à la sortie. Petit à petit, ces jeunes qui doivent se découvrir pour s’inscrire ont été de plus en plus nombreux à demander au réseau de faire quelque chose pour eux. C’est l’écriture qui a fait office de déclic: un atelier se monte pour ces jeunes majeurs de Massy, Juvisy ou Longjumeau qui taisaient pourtant tout à leur voisin de classe.
RESF leur a alors proposé d’aller voir la comédienne Rachida Brakni au théâtre. A l’issue de la représentation, ils lui demandent de signer la préface du recueil. Puis de lire leur prose. C’est elle qui insiste pour qu’ils les défendent eux-mêmes. Elle assurera la mise en scène. Au creux d’un mois d’août gris, on pouvait ainsi découvrir cette actrice reconnue les guider sur les planches d’un hangar reconverti en théâtre, à Savigny-sur-Orge: "Imagine que tu es amoureux, sois langoureux." La comédienne, elle, aimerait que ces répétitions soient l’occasion "d’un vrai travail artistique" et que l’initiative aille au-delà encore d'une mobilisation autour des sans-papiers.


"J'oublie que je joue ma vie"
La première représentation a eu lieu en mai, d’autres suivront à l’automne. "J’étais tout tremblant au début mais, à force, j’oublie que je joue ma vie et ça libère", raconte Farnez, 22 ans, arrivé du Congo Brazzaville en 2003. Il ne l’a jamais dit à l’école et se souvient de mauvaises "vannes" sur les sans-papiers au moment de l’étude en classe du "Gône du Chabat", d’Azouz Begag. Sa terreur au moment de monter sur scène fait écho à Titelcha, 19 ans, qui raconte "avoir complètement paniqué et même fait pipi" lorsqu’elle a vu un jour la police débarquer dans son lycée. "Un jour, les autres élèves ont su, je ne sais même pas comment. C’était horrible, glisse la jeune fille qui semble hésiter entre un gloussement et des larmes. Je ne parle à personne. Travailler avec Rachida, réussir à monter sur scène, c’est une fierté, mais je préfère rester dans mon coin. Je ne parle à personne, je garde ça pour moi. Je trouve que les autres parlent tellement mieux que moi."
L’isolement, la solitude sont au cœur de leur récit. "Je livre une bataille personnelle, point", dit Victor, 21 ans, qui démarre cette semaine un BTS pour devenir opticien. Arrivé du Cameroun en février 2004 après le décès de son père, il a, comme presque tous, été rétrogradé de plusieurs classes après remise à niveau. "On s’y fait, de toutes façons, rien n’est comparable", lâche Verlain, mâchoires serrées.
Au stress des transports qui rendent "tout bleu", et parfois à la pression financière, s’ajoutent les difficultés scolaires, qui sont souvent importantes. Certains ont eu grand mal à trouver un établissement où s’inscrire. C’était parfois le premier contact avec l’administration française.

"Sans papiers, notre diplôme ne servira à rien"
La galère va souvent crescendo quand la formation est prévue en alternance: sans papiers, ils ont le droit de faire des stages mais pas de formation sous contrat de travail. "Je ne veux pas prendre ma situation comme excuse si j’ai foiré mon bac pro en maintenance informatique. C’est pas facile, mais c’est moi qui me suis relâché", dit Farnez en se balançant sur sa chaise, qui a su in extremis qu’un lycée de Bagneux, à une heure et demie de chez lui, l’acceptait pour cette rentrée. "Il faut dire que ce n’est pas motivant car notre diplôme ne servira à rien si on n’a pas de papiers: avec ou sans le diplôme, peu importe si c’est pour travailler au black", relance Victor.
Certains sont arrivés seuls, d’autres sont hébergés par la famille. Souvent, ils se sentent redevables –"Vous perdez la liberté de dire non", dit l’un. Tous n’ont pas de grandes difficultés financières mais certains vivent maintenant en foyer. L’un d’eux dit juste qu’il vit "seul". Vous les retrouverez sur Rue89 d'ici quelques semaines.

Par Chloé Leprince (Rue89.com)