(La suite ...)
Soit, tournons-nous donc vers le présent. Pourriez-vous nier, Excellence, vous qui êtes rompu aux secrets qui gouvernent la marche des nations, que le rayonnement de la France dans le monde, après la deuxième guerre mondiale et les " guerres coloniales ", fut basé essentiellement sur la sauvegarde des positions stratégiques, géopolitiques et économiques qu'elle tenait en Afrique ? Chassés d'Alger, de Mers El-Kébir et des vignobles de Sidi-bel-Abbès, ayant perdu les puits de pétrole et les champs de tir nucléaire du Sahara, vous avez repositionné vos forces à Dakar, Bangui, Ndjaména, Port-Gentil, sur les rochers imprenables des Afars et des Issas, contrôlant d'un côté toute l'Atlantique, de Sao-Paulo jusqu'à la Terre de Feu, de l'autre, l'Océan Indien et le Pacifique, du Cap de Bonne Espérance à la Mer Rouge, jusqu'au golfe du Tonkin. Pensez-vous donc que c'est de vos ports de Brest et de Toulon, ou même des silos du plateau d'Albion où dormaient avec leurs têtes de mort vos missiles balistiques, que vous régniez sur tant de terres et d'océans ? C'est bien en Afrique que vous avez gagné la troisième guerre mondiale, celle dite " froide ", en contenant dans des poches contrôlables l'appétit insatiable des Soviets et de leurs auxiliaires " barbudos ", même s'il a fallu pour cela, mais il n'y a pas à en avoir honte, faire le lit de dictatures sanglantes comme à Kinshasa, Bangui ou, par contrecoup, Conakry. Qui ne se souvient donc, dans les années 70, de vos Transall lourdement chargés, fendant les murs de Fenêtre-Mermoz pour jeter sur Kolwezi vos légionnaires aux noms de rapaces effrayants, moins d'ailleurs pour sauver un régime et ses institutions, que les champs diamantifères et de cobalt, ainsi que des raids répétés de vos Jaguars sur Faya-Largeau, pour rappeler à la raison le bouillant colonel libyen ? Il est vrai que depuis, le Mur de Berlin est tombé, l'empire soviétique, la glasnost aidant, a volé en éclats, et l'Europe dite libre s'est brusquement souvenue qu'elle avait sur les bords de l'Adriatique et du Danube bleu, du côté des Carpates, de Sarajevo et de Cracovie, des cousins bien plus ressemblants que les Toubous du Tibesti, les Haoussa du Niger ou les Mossi de la Volta. Charité bien ordonnée commence par sa tribu.
A quoi il faut ajouter que les pierres de Gbadolité n'ont plus le même éclat depuis la chute du léopard et les " affaires " en métropole, le café et le bois se vendent mal sur les marchés de Londres et Euro-Dysney dans le Val-de-Marne peut bien à l'occasion remplacer les safaris-photos sur l'Oubangui-Chari, à quelques poussées de réacteur des jets du GLAM.
Nous voilà donc désormais laissés " nous-dans-nous ", pour employer une savoureuse expression de notre français des Tropiques. Mais le paradoxe, Monsieur l'Ambassadeur, c'est que malgré un désengagement effectif jusque et y compris dans le pré carré Dakar, Abidjan, Libreville et Bangui, la France a toujours d'importants intérêts économiques et une forte présence humaine en Afrique, et au Sénégal particulièrement. Beaucoup voient même d'un bien mauvais oeil ce retour en force, dans les moindres secteurs de notre tissu économique, qu'ils assimilent à une forme de recolonisation. Notre génération, née à la veille des indépendances, vous a connus dans l'huilerie, l'électricité, les transports, le commerce. Elle est tout étonnée de vous y retrouver aujourd'hui, après plus de trente ans d'éclipse, résultat probablement de la crise qui frappe de plein fouet votre économie et pousse vos investisseurs et vos travailleurs à aller voir de nouveau du côté des ex-colonies. Comme au beau vieux temps des Maurel & Prom et autres " keur Compagnie ".
Ainsi, même si Pierre Biarnès montre dans son excellent livre que le nombre de Français en Afrique aujourd'hui est en passe de tomber sous la barre des 100 000, contre 150 000 en 1960, combien êtes-vous malgré tout au Sénégal, dans les branches essentielles de notre industrie, de nos banques, de nos services ? Combien de vos compatriotes, inconnus jusque dans leur HLM de banlieue, ont lancé ici des affaires juteuses, sans pratiquement le moindre investissement, et avec la bénédiction et le soutien souvent occulte des anciennes et nouvelles autorités de notre pays, comme ce vieux retraité venu recycler son bas de laine en relançant le transport dakarois à coups d'autobus pourris ramassés dans les casses de vos grandes villes ? Combien de " petits Français ", " Rémistes " désespérés ou déflatés de vos nombreuses entreprises en instance de liquidation ou délocalisation sont assis chez nous sur des contrats en or, salaire de PDG, avantages exorbitants - villa, voiture, voyages, domestiques -, alors qu'ils ne sauvent la face que parce que des enfants d'ici, formés dans vos plus prestigieuses écoles mais payés comme des smicards, tiennent en sous-main, comme les " nègres " en littérature, les affaires qu'ils sont censés diriger ? Combien d'aventuriers de tous acabits, repentis de la pègre lyonnaise, anciens mercenaires au Congo ou conditionnels en rupture de ban, inconnus à juste titre de vos services consulaires, débarquent chez nous avec comme tout visa le fait d'avoir juste comme on dit ici des " oreilles rouges ", s'installent en toute quiétude dans nos quartiers populaires, Fass, Médina, Guédiawaye, et prospèrent discrètement dans de petites affaires, restauration ou tripot, couverture probablement d'activités moins recommandables ?
Marque suprême de notre tolérance, à moins que ce ne soit encore légitime droit régalien de cuissage comme au bon vieux temps des " senzalas ", qui ne voit le long du sable chaud de nos plages des sexagénaires adipeux fuyant les brumes glaciales du Nord, retrouver la fontaine de jouvence en buvant goulûment dans l'amphore des cuisses nues de nymphes noires à peine nubiles ? Vos farouches CRS, dressés " au nègre " comme des pitbulls auraient-ils souffert de nos Modu-Modu pareille licence sur le parvis de la Défense ? Tout juste consentent-ils à les laisser faire la queue (c'est le cas de le dire !) devant les sordides hôtels d'" abattage " de Barbès et de Pigalle, afin de contenir dans les limites du supportable leurs pulsions sexuelles exacerbées par une continence forcée.
Monsieur l'Ambassadeur, puisque nous sommes dans un pays où tout don, par élégance, se " retourne ", que nous avez-vous remis en retour pour tant d'égards ?
Est-ce les tracasseries à votre consulat, l'humiliation dans vos aéroports et leurs hôtels-prisons, les charters de Nègres scotchés et bâillonnés sur Dakar ou Bamako ?
Comment en outre expliquez-vous qu'au printemps 2000, au moment où notre peuple tout entier vivait dans l'extrême tension d'une alternance rêvée après quarante ans d'étouffement, vous n'ayez rien trouvé de mieux à faire que d'ajouter à la psychose de la violence redoutée par tous en envoyant de surprenantes recommandations aux Français résidant au Sénégal, comme de garder leurs papiers d'identité à portée de main, de préparer de petits sacs de voyage " avec le strict minimum ", de faire provisions de denrées de première nécessité, avec bougies, piles pour lampes torche, de rester en contact permanent avec leurs " chefs de carré "...
Quelle apocalypse annoncée - par vos services secrets peut-être - redoutiez-vous ? Le carnage dans les rues de la capitale, prises d'assauts par des bêtes en furie (relire Gobineau), le Plateau en feu, les hôpitaux et leurs morgues débordés, les maisons des Toubabs pillées, leurs femmes violées...Personne n'ignore que vos troupes, qui ne sont plus en Afrique pour protéger des régimes aux abois et leurs hommes les plus hideux contre on ne sait quelle " cinquième colonne ", mais juste pour veiller sur vos " points d'appui " et vos ressortissants, étaient prêtes à de spectaculaires opérations d'" exfiltration ", fusils d'assauts et tubes lance-roquettes à l'appui pour tenir en respect les meutes déchaînées, par ces voies bordées de barbelés serpentant la zone des Mamelles vers les pistes de l'aéroport et les plages accessibles, et qu'on a vu sortir de terre comme par miracle à quelques jours des présidentielles.
Est-ce là, Excellence, la conception que les " hôtes étrangers qui vivent parmi nous " se font de l'hospitalité, de quitter à la sauvette la maison qui les a accueillis quand elle brûle, sans s'associer à la chaîne des porteurs d'eau accourus pour éteindre l'incendie ? Pour de multiples raisons, liées tant à notre passé lointain qu'au présent le plus immédiat, nous étions, nous Sénégalais, en droit d'attendre de la France, pour autant qu'" elle est toujours la France ", sinon un soutien actif pour le camp du changement et d'une démocratie apaisée, ce que les usages peut-être ou tout simplement la prudence n'encouragent point, même si le droit d'ingérence aujourd'hui fait son chemin dans les rapports entre les nations, mais tout au moins quelques marques de solidarité et de compassion pour les terribles épreuves que nous devions surmonter. C'est pourquoi notre plus grande fierté au lendemain de ces élections de tous les dangers fut non pas d'avoir réalisé, pour le plus grand nombre, le rêve tant caressé (il se serait accompli de toute façon, fût-il au prix des plus sanglantes déchirures), mais administré de façon aussi magistrale à tous les prophètes de malheur d'ici et d'ailleurs la preuve que notre peuple était mûr pour la démocratie et la prise en main de son destin, ayant assimilé en moins de quatre décennies les leçons que vous-mêmes avez mis plus de deux cents ans à apprendre dans la douleur, des barricades sanglantes de 1789 aux pavés fumants de mai 68, en passant par le mur des fusillés de la Commune de Paris en 1871 et les chambres à gaz ainsi que les fours crématoires d'Auschwitz et de Buchenwald.
Mais tout cela n'est peut-être que présomptions, car nous venons d'entendre avec stupéfaction, par la voix la plus autorisée de notre pays, que " sans les journaux français ou anglo-saxons, il n'y aurait jamais eu d'alternance au Sénégal ". Le Figaro, par exemple, qui est sans doute lu chaque matin dans tout le pays, de Oréfondé à Santhiaba Manjack (il ne coûte que 1000 F, autant dire trois fois rien), et qui dans les années 70, pour ceux qui ne sont pas frappés d'amnésie du moins, était à l'extrême limite de la droite fascisante française. Malheur à ceux qui insultent avec autant d'impudeur le peuple qui les a élevés au faîte de la gloire !
Arrêtons-là cependant ces querelles politiciennes et laissons à des voix plus douées le soin de les vider, et parlons de choses plus relevées pour lesquelles j'ai ordinairement plus appétence. Ce qui m'amène tout droit à la deuxième partie de mon interrogation.
2. QUE SERAIT LE FRANÇAIS SANS NOUS ?
Monsieur l'Ambassadeur, si la France est un très grand pays par son histoire, sa culture, son économie, ses armées, ce n'est quand même qu'un petit carré sur la carte de l'Europe, et à peine une tache sur un planisphère. Pourtant, sans avoir joué le moindre rôle dans le mouvement des grandes découvertes (Christophe Colomb qui découvrit le Nouveau Monde est italien, Vasco de Gama, la route des Indes, portugais, tout comme Magellan qui fit le premier tour de monde), à l'exception peut-être de la remontée du Saint-Laurent par Jacques Cartier en 1535, votre pays se trouvait à la veille de la deuxième guerre mondiale avec un empire de douze millions de km2. N'est-ce pas beaucoup, pour ses 550 000 km2, c'est-à-dire à peine deux fois le Sénégal et vingt-deux fois moins que le Mali, une de ses anciennes colonies ? Et puisque nous ne voulons plus parler que du présent, aujourd'hui, près de deux cents millions d'hommes parlent français sur tous les continents, du Québec à la Nouvelle Calédonie, de la Belgique à Madagascar. N'est-ce pas beaucoup pour un peuple de cinquante-sept millions d'âmes seulement ? Qui peut nier que parmi ces "francophones", nous Africains, sommes la partie la plus vive, la plus pure, la plus jalouse de l'héritage que vous a laissé Molière ?
Et ne croyez surtout pas que c'est faute seulement de pouvoir développer nos propres langues et de les utiliser pour tous les usages, ou en raison de l'exiguïté des aires linguistiques, puisqu'on sait que le pulaar ou le swahili se parlent dans des zones cent fois plus étendues que l'Hexagone ! En outre, au moment où, partout dans le monde, la règle c'est l'anglais, que dans la recherche fondamentale, en astronomie, dans les technologique de pointe, l'informatique, les télécommunications, l'aéronautique, les affaires, tout ou presque se " dit " et se " fait " dans la langue de Shakespeare, mâtiné d'un nasillement yankee, et que dans votre pays même, par renoncement ou faute d'imagination, vous avez vous aussi cédé à cette mode, oubliant les extraordinaires richesses que vous ont laissées tant d'éminents auteurs, encyclopédistes et académiciens, que serait donc devenue votre langue, de plus en plus isolée outre-Atlantique, dans la Belle Province, attaquée de toutes part chez vos voisins belges et suisses par les prétentions flamandes ou alémaniques, abandonnée au Maghreb et au Makrech au profit de l'arabe, s'il n'y avait un noyau dur qui, dans ses Constitutions, ses journaux officiels, ses ministères, ses écoles, sa littérature, et à l'extérieur, dans les institutions et conférences internationales, sur tous les tons et sous toutes les couleurs, la font vivre en lui apportant une sève jeune et toujours féconde ?
Ainsi de Dakar à Djibouti, de Brazza à Moroni, dans les maquis de Treicheville ou les " cars-rapides " de Guédiawaye-Colobane, nous faisons valser vos mots dans tous les sens, à donner dans sa tombe le tournis à Hugo. Pureté et extrême classicisme chez l'Immortel Senghor, grondement de tonnerre et torrents de lave chez Césaire, ou encore funambulisme et cabrioles pour l'imprévisible Ahmadou Kourouma, nous sommes véritablement le sel de votre langue, et à l'occasion y ajoutons le piment rouge de nos sauces épaisses, pour donner à un esprit subtil et si plein de délicatesse le corps puissant qui lui manque tant. Il est vrai que nous n'avons pas choisi le Français et que c'est l'histoire qui nous l'a imposé de force. Par la lame et la grenaille d'abord, sur les plaines de Dékheulé et les contreforts de Bandiagara où notre résistance à vos armées et à votre culture a été brisée.
Dans les salles de classe ensuite où il a fallu que des maîtres intransigeants, qui considéraient la moindre incorrection comme un blasphème, inscrivissent à coups de triques sur notre corps d'abord, ainsi que des scarifications, dans nos esprits ensuite, comme sur une pierre à sculpter, les règles si complexes de votre orthographe et de votre grammaire, l'imparfait du subjonctif par exemple, pour que nous nous en imprégnassions une fois pour toutes avec autant de dévotion que le récitant du coran dans l'Aventure ambiguë pour les paroles du Livre. C'est ainsi que ceux qui s'aventuraient à parler dans nos cours de récréation ce qu'on appelait encore avec mépris des " dialectes " et qui n'était rien moins que nos langues maternelles, étaient soumis au port flétrissant du " symbole ", promesse de correction sanglante pour le dernier fautif de la journée, comme naguère chez vous le sabot autour du cou pour les Bretons " bretonnants ".
De telles leçons, on s'en doute, ne peuvent s'oublier et ont transformé, sans même qu'on s'en rendît compte, ce qui paraissait d'abord un corps étranger en une partie de notre propre nature. Comme dans nos jeux d'enfant, lorsque que sur les chemins sablonneux de nos écoles de brousse le camp dit de la " coordination " demandait d'une voix chantonnante : " mais, ou, et, donc, or, ni, car ? " et que celui de la " subordination " lui répondait d'un ton guttural, en tapant du pied comme des Zoulous : " que, quand, si, comme ! ". Voilà que les conjonctions étaient devenues des personnages de comptine ! C'est peut-être ce qui fait que nous sursautons aujourd'hui encore, comme transpercés par une écharde, chaque fois que nous entendons certains de vos plus éminents hommes d'Etat ou des journalistes de votre radio internationale trébucher sur " que " et " dont " ou confondre les prépositions comme ne l'aurait fait aucun enfant de nos CP d'antan. C'est ce qu'on appelle " être plus royaliste que le roi ", mais il n'y a pas de mal à cela, quand celui-ci a de la peine à porter sa couronne et ne peut plus tenir son rang.
A suivre dans le post suivant .....