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Le Quotidien : Vous parliez de l’absence de souveraineté. Justement, suite à l’affaire du bateau Le Joola, certains jugent que la France, au nom du respect de la souveraineté sénégalaise, n’a pas à s’immiscer dans ce dossier ; d’autres trouvent qu’au nom de la justice universelle, on a parfaitement raison de vouloir éclaircir ce naufrage qui a été, quand même, la plus grande catastrophe maritime qu’a connue l’humanité. Quelle est votre position par rapport à ce débat ?
Abdoulaye Bathily : Ce dossier montre non seulement l’amateurisme, mais l’irresponsabilité du régime d’Abdoulaye Wade dans sa gestion. Il y a eu 1 800 morts. Si avec le «masla» sénégalais aidant, certaines victimes, de guerre lasse, ont renoncé à leur droit pour des raisons ou pour d’autres, à la fois morales et éthiques ou sous les pressions, il n’en est pas de même des citoyens d’autres pays. Ils sont quand même nombreux. En plus, un Etat a une responsabilité face à ses citoyens. Mais c’est normal que la justice française, sous la requête des citoyens français, veuille faire la lumière sur cette affaire. Qu’on fasse le «masla» pour les citoyens sénégalais, mais ce n’est pas la même chose pour des citoyens d’autres pays qui sont concernés. Si j’étais citoyen français, ayant perdu des membres de ma famille dans une catastrophe de cette nature, j’ai le droit de réclamer justice. Le gouvernement sénégalais a très mal géré cette affaire de bout en bout. Maintenant, qu’il fait face à la réalité, qu’il n’use pas de faux-fuyants consistant à se réfugier derrière notre souveraineté nationale. C’est des êtres humains qui ont perdu des êtres chers. Si des Sénégalais étaient morts dans des conditions similaires en France, aux Etats Unis ou en Russie, ils ont le droit de réclamer justice. On se rappelle : un Sénégalais a été assassiné en Russie, pour ne citer que cet exemple ; tout le monde s’est ému ici. On a réclamé justice auprès de l’ambassade de Russie. C’est ainsi que s’opère la justice.
La justice française n’est pas actionnée par le gouvernement français, mais c’est les parents des victimes françaises du Joola qui ont porté plainte et qui, pendant des années, n’arrivaient pas à avoir d’interlocuteurs, à cause de l’amateurisme, de l’irresponsabilité d’Abdoulaye Wade. Maintenant, il faut qu’il gère ce dossier avec sérieux, car il est obligé de faire face à la situation.
Le Quotidien : Maintenant, que pensez-vous de la réciprocité brandie face à cette situation ?
Abdoulaye Bathily : S’il y a des Sénégalais qui ont été victimes, il n’avait qu’à le faire en son temps. C’est ça aussi l’irresponsabilité : vous attendez qu’on vous accuse d’avoir mal géré le dossier du Joola, de n’avoir pas traité la question des victimes d’un pays en particulier, et vous dites : «Ah moi aussi, j’ai des gens qui sont victimes.» C’est maintenant seulement que vous vous souvenez que vous aviez des victimes là-bas. C’est de l’enfantillage à la limite. Pourquoi on se souvient d’elles aujourd’hui et pas avant ? L’ambassade du Sénégal en France, le consulat du Sénégal en France ont toujours fermé les yeux, surtout depuis l’alternance, sur la situation des immigrés sénégalais. Ils ne se sont jamais occupés d’eux. Il y a nos parents, les immigrés qui sont en Italie, aux Etats Unis ; chaque fois, il y a des gens qui meurent, sont victimes de tracasseries policières, mais le gouvernement sénégalais n’a jamais levé une seule fois le doigt. Nous-mêmes, en tant qu’hommes politiques, nous avons eu à traiter de ça, mais Abdoulaye Wade a considéré que cela ne servait à rien. Tous ces Sénégalais morts pendant l’immigration clandestine ou qui sont revenus, ont été traités comme des moins que rien. Sur leur dos, Wade a marchandé avec le gouvernement espagnol de l’argent pour mettre fin, soit disant, à l’immigration, alors qu’il savait bien qu’il ne peut le faire. Donc, c’est de l’amateurisme. C’est une position d’irresponsabilité, car il n’y avait qu’à le faire avant, ça aurait rendu crédible cette prise de position de souveraineté. Tout cela, du reste, est encore de la diversion.
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