Incongruités sémantiques
Dans la pratique ethnologique courante, les relations parentales observées dans la société étudiée sont décrites ou traduites par le recours à un ou plusieurs termes latins (ou la combinaison entre eux). Mais deux obstacles interviennent et rendent cette opération très approximative. D’une part, comme dans tous les cas de description ou de traduction, les champs sémantiques des termes confrontés ne sont pas identiques. Ils peuvent ne se recouvrir que partiellement. D’autre part, ces termes sont polysémiques et même si les champs sémantiques coïncident, la traduction ne peut s’attacher qu’à un seul sens. Lorsque cette opération de traduction s’assortit d’une analyse scientifique, le choix du champ sémantique dans la langue de traduction équivaut à la mise en œuvre de la théorie inhérente à la langue choisie. Les définitions du dictionnaire, français ou anglais, contiennent la théorie de la consanguinité à l’état latent. Il existe ainsi, à ma connaissance, de nombreuses populations parmi lesquelles la notion converse de « fils » et de « fille » (daughter) n’apparaît pas. Dans la plupart des civilisations adelphiques (et de classes) sahélo-soudaniennes que je connais (soninké, maninka, bamana, etc.), la progéniture est désignée d’un terme générique, par exemple den (den-tye ou den-muso selon le sexe, en bamana) qui signifie « bourgeon », « rejet » (rejeton), ou « plus petit » par rapport à un « plus grand », etc. Néanmoins, den est toujours traduit, dans les ouvrages français, par un terme de consanguinité : « fils » ou « fille », au lieu d’« enfant ». Or, dans la pratique parentale, le mot vernaculaire n’implique de relation ni converse ni univoque avec les parents que nous appelons « père » ou « mère ». En revanche, le mot den s’accompagne d’une relation classificatoire qui n’existe pas chez nous, puisque l’enfant considère plusieurs personnes comme ce que nous appelons ses « pères » ou « mères »14. Ainsi ce vocabulaire adelphique, qui nous paraît pauvre ou incongru dans notre perspective génésique, exprime-t-il une situation inexistante institutionnellement dans notre système de parenté. Contrairement à l’hypothèse de Morgan, qui percevait dans le système classificatoire les séquelles d’une promiscuité sexuelle (donc consanguine) « primitive », il faut y voir plutôt la substitution toujours latente, par rapport à chaque enfant, de tous les personnages qu’il place dans une même classe. Tous les hommes qu’il considère comme ses « pères » sont susceptibles de remplir cette fonction envers lui en toutes circonstances.
Dans notre langage, « frère » ou « sœur » expriment la collatéralité simple et réciproque. Mais il est fréquent que, dans les unités domestiques, la collatéralité ne s’exprime qu’en association avec l’aînesse : on nomme par des termes spécifiques des aînés ou des cadets dans la génération (définie socialement) ou dans la classe d’âge. Le vocable « frère », au sens que nous lui donnons, n’a plus d’équivalent. Des termes élémentaires distincts désignent respectivement le collatéral aîné et le collatéral cadet (par exemple, gida et xoxoone en soninké, que nous traduisons par les locutions « frère aîné » ou « frère cadet ») sans avoir de racine commune. Ainsi des termes que nous traduisons par « frère » ou « sœur » – qui chez nous sont réciproques – expriment en fait un rapport à la fois converse et d’aînesse, totalement absent de notre conception. Il existe aussi des termes vernaculaires, identiques pour les deux sexes, qui désignent le collatéral aîné ou cadet, tantôt du même genre qu’Ego, tantôt de l’autre genre. En désignant en même temps l’aînesse relative, le genre et la collatéralité, des termes vernaculaires expriment ainsi une notion parentale dont n’est capable aucun des nôtres, même composés.
À cette absence de congruence de notre vocabulaire s’ajoute la carence de certains de nos termes. On traduit souvent par « grand-père » ou « père du père », qui sont chez nous des termes dérivés ou descriptifs, ce qui semble correspondre dans d’autres langues à un terme élémentaire, devenu désuet en français, tel « aïeul(e) ». Or, dans le vocabulaire français, « aïeul » était le converse d’un autre terme élémentaire de parenté, « avelet » et « avelette », qu’on ne connaît plus (Benveniste 1969, chap. 3). La désuétude de ces termes révèle qu’un rapport parental direct entre l’aïeul et ses avelets a disparu pour être remplacé par un double rapport récursif, celui du fils du fils au père du père15. La locution « grand-père » témoignerait donc d’une évolution de notre système de parenté vers une polarisation paternelle qui brise le rapport immédiat entre l’aïeul et l’avelet et les renvoie de part et d’autre du père, positionné au centre du dispositif parental. Or cette évolution de la parenté dans les groupes aristocratiques n’a pas eu lieu dans toutes les sociétés. L’usage indiscriminé des termes « grand-père » et « petit-fils » attribue pourtant ipso facto cette transformation historique à toutes les sociétés où on les introduit, donc aussi les caractéristiques sociales aristocratiques qui les accompagnent. C’est en effet dans la parenté de type dynastique16, là où il y a polarisation de la famille autour du père et nouement d’un lien privilégié avec le fils aîné, que la notion de « père » cesse d’être classificatoire. Ce modèle, qui nous semble naturel, est lui aussi historique. Les frères germains du père ne sont plus des « pères » pour les enfants de celui-ci, mais des « oncles », tandis que les enfants communs de l’adelphie17 deviennent leurs « neveux » et « nièces », lesquels, de « sœurs » et « frères » qu’ils étaient entre eux, deviennent « cousins/cousines ». Les notions d’oncle, de tante, cousin, cousine, nièce et neveu n’existent, dans la société domestique patrilinéaire, que pour désigner la relation avec les parents maternels. Mais elles n’ont pas leurs équivalents paternels. Avec le système dynastique, ces notions s’introduisent entre les parents paternels, ce qui implique une indiscutable distanciation.
La congruence relative des rapports de parenté d’un système social exotique avec le nôtre a fait l’objet de recherches grâce notamment à l’analyse componentielle (ou sa variante transformationnelle)18. Il s’agit de tentatives pour établir un passage plus précis entre les vocabulaires, vernaculaire et latin. Selon cette procédure, on classe sous chaque terme vernaculaire relatif à la parenté toutes les relations de parenté auxquelles il correspondrait dans notre système et qui seraient exprimées dans notre langue. Il s’agirait ainsi de faire apparaître le champ sémantique des termes concernés. La démarche permet, certes, de dégrossir le problème et elle peut faire apparaître certains aspects relatifs à la conceptualisation comparée des sexes et des âges, par exemple. Mais cette analyse ignore le caractère polysémique des termes vernaculaires en les réduisant au sens consanguin de nos termes « latins ». Les fonctions d’engendrement, nourricières, éducatives, protectrices, etc., se confondent avec les notions de « père » ou « mère » sans que l’analyse componentielle ne soit en mesure de pouvoir repérer lesquelles sont en cause. Ainsi, « mère » contient deux types d’informations : le sexe du sujet et sa relation institutionnelle avec un autre individu. L’une, qui renvoie à l’appartenance au genre féminin, est objective, semblable dans les systèmes exotique et latin (encore que conventionnelle dans certains cas) ; elle peut être traitée comme une donnée comparable et faire apparaître des combinaisons ou des classifications explicites et distinctives. Mais il n’en est pas de même de l’autre, c’est-à-dire du statut économique et social de la « mère » qui résulte de conventions sociales distinctives. L’analyse ne vaut que pour le signifié des termes de parenté qui se réfère à des faits bruts, mais elle cesse d’être « objective » dès qu’elle porte sur le contenu institutionnel, relatif et arbitraire, des rapports sociaux spécifiques à chacun des systèmes comparés19. En outre, si on compare une société polygame à une société monogame, la notion de « mère » est classificatoire dans la première, directe dans la seconde : le critère de consanguinité est absent dans le premier cas, lorsque les enfants d’une même mère n’ont pas tous le même père, mais pas dans l’autre cas.
Aussi, à ce niveau sémantique conçu comme « élémentaire », donc fondamental, aucun des six termes « fils », « fille » (daughter), « père » ou « mère », « frère » ou « sœur » n’ont d’équivalents stricts. Les distinctions vernaculaires entre classificatoire ou univoque, converse ou non, élémentaire ou composé, réciproque ou non, ne sont pas respectées par l’emploi de nos termes. Des notions inconnues sont introduites par leur truchement dans les systèmes étudiés, comme celle de paternité unilinéaire (rapport exclusif père/fils) ou de collatéralité non hiérarchique (« frère » sans distinction d’âge), tandis que d’autres sont ignorées, comme l’aînesse relative, l’aviolité, la non-sexualisation de la collatéralité, etc. Si ces termes sont impropres lorsqu’ils sont limités à leur signification simple, on conçoit le degré d’indétermination auquel mène leur utilisation en chaîne par le procédé dit « descriptif ». Qui est « le fils du frère du père » dans un système classificatoire ? Est-il l’un des enfants mâles du collatéral aîné ou le cadet d’un des membres d’une adelphie ? Peut-on parler au singulier, comme c’est la coutume dans notre discipline, quand il s’agit de terme désignant des classes de parents ? (par exemple « La diagonale de la belle-mère » (?) ; Glowczewski & Pradelles de Latour 1987). Au regard de la thèse « combinatoire » (Héritier 1981), de quelles combinaisons sont susceptibles des « fils », des « mères », des « pères » sans équivalents dans les sociétés étudiées ainsi que des « frères » et « sœurs » imaginaires ?
La bonne méthode me semble être de ne retenir le vocabulaire de la consanguinité que dans une perspective comparative explicite, et de considérer en concurrence tout ce qui socialement, économiquement ou politiquement constitue le substrat possible du rapport parental en question. L’analyse componentielle, qui peut aider à faire apparaître certains traits de la parenté, doit donc s’accompagner d’une autre démarche qui, écartant le présupposé consanguin, s’efforce de procéder à une analyse sémantique à partir de la recherche des racines des termes vernaculaires de référence et d’adresse et de leur usage éventuel hors du champ parental. Ainsi peuvent apparaître des fonctions sous-tendant des rapports sociaux, indépendantes de la grille génétique20.
La traduction des rapports d’affinité, établis par le truchement du lien matrimonial, s’opère selon des approximations analogues, également pleines d’embûches, comme le montrent les travaux d’Émile Benveniste.
En l’état actuel, il me semble donc que malgré la masse énorme de travail accompli, l’étude de la parenté, toujours menée à partir d’analogies terminologiques, reste l’un des champs les plus imprégnés d’ethnocentrisme et, paradoxalement, l’un des plus mal débroussaillés de l’ethnologie21.
* Communication présentée à la IIIe Conférence de l’AEAS, Oslo 24-27 juin 1999, atelier « A Fresh Agenda for Kinship Studies ».