L’usage des termes de parenté existant dans notre vocabulaire pour traduire ceux apparemment homologues des sociétés qu’étudie l’ethnologue, revient à appliquer abusivement à ces sociétés la thèse implicite qui en gouverne notre conceptualisation : la consanguinité. Cette pratique très générale en ethnologie, qu’elle soit fonctionnaliste ou structuraliste, non seulement ne rend pas compte du sens parfois beaucoup plus riche des mots traduits, mais elle dénature et appauvrit le contenu social des faits observés. Même l’analyse componentielle n’échappe pas à cette critique.
Les recherches sémantiques d’Émile Benveniste (1966, 1969) ont été peu sollicitées par les anthropologues, bien qu’elles constituent une démarche cognitive qui donne matière à découvrir la cohérence des systèmes de parenté, notamment européens.
Dans le matériel de terrain, l’approche généalogique de la parenté introduit une ambiguïté fondamentale entre le biologique et le social. La présomption génétique qui préside à la collecte généalogique réintroduit en permanence le principe de consanguinité biologique et entretient l’illusion qu’il en est le substrat universel1. Or, même lorsqu’il existe une coïncidence entre parenté sociale et connexions biologiques, c’est toujours de la socialisation de celles-ci qu’il est question dans le discours de l’informateur. Les tentatives faites pour y retrouver le substrat biologique, si elles n’ont pas une intention comparative expresse et déclarée, sont de pure école.
Certes, il est toujours possible, a posteriori, de convertir en termes de parenté sociale les matériaux recueillis à travers la grille consanguine, mais ils ne véhiculent plus alors leurs données propres, celles-ci étant rejetées par l’explication implicite qu’en donne la consanguinité. Le détournement de la perception du phénomène de parenté vers un vocabulaire approximatif contribue à l’effacement de principes institutionnels tout aussi pertinents tels que, par exemple, la résidence ou l’itinérance, et même à la réinvention par les anthropologues ou, parfois, à l’adoption par les populations concernées de nouvelles « traditions » plus conformes aux conceptions ethnologiques occidentales ou aux règles administratives2.
La procédure de collecte généalogique proposée par le célèbre manuel Notes and Queries on Anthropology, édité par le Royal Anthropological Institute – qui devint la bible des anthropologues et qui, de 1874 à 1964, connut de nombreuses rééditions –, se conforme en tous points à la méthode préconisée par Morgan3, laquelle se fonde, elle aussi, sur le préjugé consanguin4. La « mère » est celle « qui a porté », le père celui « qui a engendré » et il convient, dans tous les cas, de s’assurer de la réalité de ces faits (Notes and Queries, 1964 : 54-55). La procédure recommandée semble prévenir toute erreur : « D’abord, il faut demander à l’informateur le nom de sa mère, la femme du ventre de laquelle il est né, puis il faut lui demander le nom de l’homme qu’elle a épousé, celui qui l’a engendré. Ensuite, comment il s’adresse à chacun d’eux ou quel est le nom indigène pour désigner cette relation. Enfin, l’enquête doit porter sur la façon dont chaque parent s’adresse à l’informateur ». L’ethnologue aurait alors accès aux termes signifiant « mère », « père » et « enfant ». On recueille les termes désignant les collatéraux en demandant si la « mère » et le « père » (qu’on appelle par leur nom respectif) ont eu d’autres enfants et par quels termes on les nomme lorsqu’on s’adresse à eux : « Ainsi obtient-on le registre généalogique d’une famille élémentaire et les termes pour père, mère, enfant, germains. Utilisant les termes vernaculaires dont il s’est alors assuré du sens, l’enquêteur est en mesure de poursuivre l’enquête généalogique et d’enregistrer les autres personnes liées par la consanguinité et l’affinité, et les termes d’adresse. »
Comme y furent donc invités de nombreux ethnologues et leurs élèves (dont moi-même), dès que l’étude généalogique leur permettait d’établir les connexions biologiques, ils s’autorisaient à les qualifier par les termes de parenté propres à nos cultures. En fait, les termes vernaculaires recherchés par l’observateur dans Notes and Queries sont « génitrices », « géniteurs », et autres individus liés biologiquement, mais non « mère », « père », etc., qui supposent un statut social reconnu que n’accorde pas a priori la connexion biologique.
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Il est indispensable de rappeler ici les caractéristiques spécifiques de ces termes pour mesurer leur congruence par rapport à ceux auxquels nous confronte le terrain. Le vocabulaire parental, que j’appelle latin, dans lequel puise l’ethnologie classique, renvoie à deux catégories de relations de parenté, dites de consanguinité et d’affinité.
Pour la première catégorie, dont je traiterai ici, six termes élémentaires désignent des relations parentales réputées sans équivoque (parce que supposées biologiquement contiguës), donc applicables universellement : « père », « mère », « fils », « fille », « frère », « sœur ». Tous les autres rapports de parenté sont considérés comme dérivant de ces six rapports et décrits par une combinaison des termes précédents : « sœur du père », « père du père », « fille du frère du père », etc., procédé qui permet de prolonger sans limites les généalogies et le champ d’une parentèle 5 en précisant de surcroît, si elle est en ligne paternelle ou maternelle.
D’autres termes, apparemment élémentaires car s’exprimant par un seul vocable (« oncle », « tante », « cousin », « cousine », « nièce » et « neveu »), sont écartés par certains comme ambivalents, car ils n’indiquent pas l’appartenance paternelle ou maternelle. Ils doivent en effet s’accompagner d’un qualificatif (« utérin » ou « germain », « paternel » ou « maternel ») pour être significatifs. L’accord sur le choix des six termes élémentaires semble général. Il remonte à Morgan ([1877] 1963) et prévaut autant dans les analyses fonctionnalistes que structuralistes. Rares sont pourtant les définitions de ces termes qui s’accordent avec celles données par leurs utilisateurs et l’on doit supposer qu’ils sont pris dans l’acception générale que leur accorde notre culture. Voici celles que, par exemple, donne le dictionnaire Le Robert (1972) :
« Père : Homme qui a engendré, qui a donné naissance à un ou plusieurs enfants. En droit : ascendant mâle au premier degré… (pedre au xie s.).
Mère : Femme qui a donné la vie à un ou plusieurs enfants… (medre au xie s.). [Pas de définition en droit.]
Fils : Être humain du sexe masculin, considéré par rapport à son père et à sa mère ou l’un des deux seulement… (xe s.).
Fille : Personne du sexe féminin, considérée par rapport à son père et à sa mère ou l’un des deux seulement… (xie s.).
Frère : Personne du sexe masculin, considérée par rapport aux enfants des mêmes parents… (1100 ; fradre au ixe s.).
Sœur : Personne du sexe féminin (xie s.), considérée par rapport aux enfants des mêmes parents. »6
Le Trésor de la langue française adopte la même définition pour « père » : « a) Homme qui a engendré, qui a un ou plusieurs enfants… ; b) Dans le langage courant : – Le mâle (par rapport à l’animal qui a engendré). » Pour « mère », dont l’ascendance biologique est pourtant plus évidente, la fonction sociale est située sur un même plan : « Femme qui a mis au monde, élève ou a élevé un ou plusieurs enfants. » Tous ces termes se déduisent de la définition du père et de la mère, ayant « engendré » ou « donné la vie » à des enfants. Ils reposent donc sur un substrat génésique. Ils sont porteurs d’une théorie, celle de la consanguinité, et leur emploi n’est pas neutre. Ils ne sont définis ici par aucune autre des fonctions parentales : nourricière, éducative, protectrice, de soutien, etc. Notons cependant que le père est considéré « en droit ».
En ce qui concerne les termes anglo-saxons, selon le Webster’s Third New International Dictionary (1981), la référence biologique est également centrale :
« Father : A man who has begotten a child (p. 828b).
Mother : A woman who has given birth to a child (p. 1474b).
Brother : A male human being considered in his relation to another person having the same parents or one parent in common (p. 284a).
Sister : A female human being related to another person having the same parents7.
Son : The male offsprings of human beings (p. 2172b).
Daughter : A human female having the relation of child to a parent (577b). »8
À la différence du français, la langue anglaise possède un terme, daughter (grec : thugater), qui se distingue de girl (« fille »), pour désigner le féminin du mot français « fils »9.
En France, les six termes élémentaires retenus en ethnologie de la parenté semblent apparaître vers le xe-xiie siècle (Le Robert, 1972), dans un contexte de mise en place aristocratique des rapports familiaux. Selon Bertrand Russell, en Grande-Bretagne et au Pays de Galles, la succession père/fils, par exemple, n’est repérée qu’à partir de 1250. Ces mots ont donc acquis, dans nos sociétés, un sens historique qui ne se rencontre pas nécessairement dans les sociétés exotiques.
Dans les deux langues, française et anglaise, les termes de parenté élémentaires possèdent des propriétés descriptives et associatives spécifiques. Au niveau de la morphologie verbale, suivant Murdock (1949 : 98) qui renvoie à Lowie, on distingue les termes élémentaires des termes composés. Sont élémentaires ceux qui ne sont formés que d’un seul vocable, comme les six énumérés ci-dessus. Ils décrivent des rapports primaires qui semblent aller de soi en raison de la contiguïté génésique des parents nommés. Les termes composés sont de deux sortes : descriptifs lorsqu’ils comprennent plusieurs termes élémentaires, tel « frère de la mère », ou dérivés, lorsque ce sont des termes élémentaires altérés comme, par exemple, « grand-père », « petit-fils ».
Dans les systèmes de parenté concernés, les six termes élémentaires n’ont de sens que par couple : ce sont des termes que j’appellerai converses. « Mère » ou « père » renvoient à « fils/fille » ; « frère » ou « sœur » renvoient l’un à l’autre et à eux-mêmes (ils sont converses dans le premier cas et également réciproques dans le second), etc.10 Outre le rapport de parenté immédiat, les termes élémentaires indiquent, que ce soit en français ou en anglais, le genre de la personne et sa « génération ».
Depuis McLennan (1865) l’ethnologie fait, à juste titre, la différence entre termes de référence et termes d’adresse (dits aussi vocatifs)11. Les termes de référence désignent un statut parental, quel que soit le locuteur. Ainsi dit-on « mon père » ou le « père » de X. Le terme d’adresse est celui qu’emploie un individu pour interpeller familièrement un de ses parents. Il peut être le même que le terme de référence (« père ») ou différent (« papa »)12. En nous limitant aux termes de référence, on peut encore distinguer les termes que j’appelle univoques13 des termes dits classificatoires. Dans notre culture monogame, « père » et « mère » sont univoques : chaque individu (Ego) ne se rapporte qu’à un seul père, une seule mère. Tous les autres termes de parenté sont classificatoires : Ego peut se rapporter à plusieurs fils, filles, sœurs, frères, oncles, tantes, neveux, nièces, etc. – autant de catégories parentales qui entrent respectivement dans une même classe par rapport à lui.
Dans notre système de parenté, les termes, qu’ils soient univoques ou classificatoires, se distinguent aussi selon que le rapport parental se conçoit comme direct ou récursif (Hirschfeld 1986). Le rapport parental est récursif lorsque la parenté entre deux individus se conçoit, explicitement ou implicitement, par référence à un autre parent d’une génération antérieure ou postérieure : les rapports entre « frères » ou entre « oncle » et « neveu », par exemple, sont conçus par référence au père ou à la mère. Le rapport parental est direct lorsque cette référence à un tiers parent est absente, comme c’est le cas entre le père ou la mère et leurs enfants.
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