L'immigration noire-africaine en France est plurielle. Tous les pays du continent africain sont représentés, même sans liens historiques avec la France comme l'ex-Zaïre dont la communauté est la troisième en importance après les Sénégalais et les Maliens. Travailleurs venus de brousse ou intellectuels venus terminer leurs études, immigrants venus pour des raisons économique ou politiques… le recensement de 1999 dénombrait 400 000 ressortissants d'Afrique sub-saharienne, soit le taux de progression le plus fort (52 %) par rapport à celui de 1990 (200 000) ou 1975 (80 000). Le déclencheur fut bien sûr la présence française en Afrique mais l'immigration se heurta le plus souvent à un refus de l'administration française et dut recourir à la débrouille.
Le voyage de l'émigration est très valorisé, notamment chez les Soninké. Est-ce général à tous les peuples africains ?
Cela se retrouve chez tous les peuples migrants. La migration vers le pays voisin comporte ce côté initiatique : cela avait été observé en ce qui concerne les Mossi allant travailler en Côte d'Ivoire dès l'époque coloniale ; un rituel voulait que les jeunes partent la nuit en se cachant de leurs parents et se fassent ensuite pardonner leur migration en apportant des cadeaux ou en envoyant de l'argent. Je l'ai encore observé récemment au Mali. Partir, c'est devenir un homme. Les Soninké migraient déjà beaucoup et la transformation de leur migration vers la France en tradition est devenue une partie de leur identité culturelle. Celui qui n'émigre pas est soit pauvre, appartenant à une caste inférieure, descendant de captifs ou artisan méprisé, soit incapable ! Il faut émigrer pour prouver que l'on est quelqu'un. La migration est décrite comme une aventure risquée et source de souffrance, et prend donc sens comme processus initiatique.
Les rituels sont-ils nombreux ?
Oui. Alors que le rituel initiatique se déroule en général dans un bois sacré avec une série d'épreuves, chez les peuples qui voyagent, c'est le départ qui s'accompagne de rituels à travers le don d'une couverture et de beignets préparés en se cachant du père et des autres frères.
La solidarité observée au sein des communautés immigrées est-elle déjà théorisée au village ?
Oui, car celui qui part le fait sous la contrainte. C'est le chef de famille qui décide du départ, parfois le chef de terre. Celui qui part reçoit une aide financière : on lui paye le voyage. S'il ne rembourse pas l'argent avancé, il sera marginalisé, mal vu. S'il ne reste pas le temps qu'il faut dans le pays à travailler pour le bien de tous, on lui fera comprendre qu'il ne pratique pas la solidarité imposée.
C'est un système assez contraignant pour un émigré qui vit la tension entre l'insertion personnelle dans le pays d'accueil et l'appartenance à la communauté.
Il est vrai que les hommes seuls vivant en foyer sont souvent très surveillés, ce qui va parfois jusqu'à devoir confier son argent au chef de clan qui se charge de l'envoi des sommes au pays. L'individualisme est ainsi mal vu. Mais quand des jeunes arrivent à gagner beaucoup d'argent par des trafics comme la drogue, ils atteignent un pouvoir d'achat tel qu'ils arrivent à s'imposer face à des vieux qui sont obligés de l'accepter.
Ce système de contrainte a sans doute des conséquences au niveau des concentrations d'immigrés dans l'habitat.
Bien sûr. Les gens recherchent la concentration. La politique française du logement des immigrés est assez contradictoire mais recherche en général à éviter la concentration. Certains foyers rassemblent 800 à 1000 personnes. Les ministres s'étonnent de voir les gens refuser un éclatement alors que cette concentration permet beaucoup d'arrangements et notamment une économie interne permettant un emploi à ceux qui perdent le leur à l'extérieur. Ceux qui gagnent à peu près leur vie redistribuent à ceux qui n'ont rien. J'ai vu une soixantaine de tailleurs dans un foyer de Montreuil, travaillant pour les autres, leur permettant de se vêtir à bon compte ou de ramener des cadeaux au pays.
Cette dimension est-elle prise en compte ?
J'ai moi-même en 1977 contribué à cela à l'occasion d'une enquête sur le logement des Africains dans la région parisienne, qui étaient encore à l'époque dans des taudis insalubres et parfois dangereux. J'avais proposé qu'on les reloge en tenant compte des dimensions de la vie communautaire, en prévoyant par exemple de grandes cuisines puisque les gens mangent en collectivité et que les femmes proposent des plats cuisinés, ou bien des locaux aménagés pour les artisans et tenant compte des nuisances de leur activité. Des bâtiments ont été construits qui prenaient ces considérations en compte. Un député avait ensuite fait un rapport en affirmant que l'on promulguait ainsi le ghetto et la ségrégation. Mais un relogement éclaté en divers lieux et en petits nombres ne faisait pas l'affaires des immigrés désireux de recréer le tissu relationnel et social du village.
L'émigration se fait de plus en plus planétaire.
Oui, cela devient un sauve-qui-peut généralisé. La France n'est plus le pôle d'attraction très fort qu'elle était autrefois. Aujourd'hui, on cherche à partir pour survivre et gagner sa vie, sans compter le mimétisme avec un monde qui bouge beaucoup. L'élargissement de l'horizon migratoire n'est pas propre aux Africains : il est global, lié à la précarisation généralisée de l'emploi.
Cela ne va pas sans conséquences au niveau culturel.
Oui, cela constitue une évolution importante au niveau de l'abandon du lien avec le pays d'origine. Plus les gens sont dispersés, moins le lien peut être entretenu, ce qui entraîne des oublis culturels. J'ai observé cela durant un travail réalisé pour le ministère des Affaires sociales : en région parisienne où les concentrations sont fortes, les jeunes arrivés d'Afrique savent ce qu'est le pays de leurs parents et en parlent ou au moins comprennent la langue ; par contre, en région Rhône-Alpes où les gens sont plus dispersés, cette connaissance s'étiole. Lorsque l'émigration éclate, la transmission culturelle s'arrête. C'est un effet de la globalisation de l'économie sur les migrations internationales.
Ce qui veut dire un manque de repères pour les jeunes d'Afrique noire.
Tout à fait : cela signifie un conflit parfois très violent avec les parents et du mal à trouver sa place dans la société d'accueil. C'est inquiétant car ils n'ont pas de porte de sortie : le retour au pays est impensable, le tissu familial est pesant, le marché de l'emploi est fermé à cause de l'échec scolaire. Ces jeunes sont très paumés, peut-être davantage encore que les jeunes Maghrébins. On ne voit pourtant pas pour l'instant poindre une idéologie de recours, comme un islam radical qui les fédérerait. Les références aux mouvements revendicatifs des Noirs américains sont très minoritaires et la distance est grande entre les idéologies que développent ces derniers et les positions politiques que prennent les jeunes Africains de France.
L'émotion est très forte chez les immigrés africains lorsqu'ils évoquent les tirailleurs et la cristallisation de leurs ressources, comme si elle était emblématique de leur propre exclusion.
L'identification est effectivement très forte, même si elle est un peu mythique. Ils légitiment ainsi l'idée de la dette due par la France : c'est encore une pensée traditionnelle, sans individualisation des générations. Ce qui est arrivé aux grands-parents, la jeune génération en est comptable : si la France doit quelque chose aux grands-parents, ce sont les petits-enfants qui doivent en bénéficier. On retrouve une pensée où l'on vit avec les ancêtres, d'où l'émotion observée.
Les hommes émigrent mais les femmes prennent beaucoup d'importance.
L'émigration féminine a pris beaucoup d'ampleur par regroupement familial ou même par émigration individuelle, notamment d'Afrique centrale ou du Togo où se maintient une autonomie féminine traditionnelle. On voit des femmes immigrées avec enfants, beaucoup de ruptures conjugales. Les hommes hésitent à faire venir leur femme, la société française étant soupçonnée de favoriser l'émancipation de la femme et partant des enfants. La solidarité est très forte entre les femmes, à travers les tontines et les associations, qui ont souvent leurs pendants en Afrique. Dans les villages africains où les hommes sont partis, ce sont aussi les femmes qui font vivre le village et s'affirment ainsi.
propos recueillis par Olivier Barlet
Source : Africultures