Entretien avec Abdoulaye Bathily: 'Les gens du régime ont pillé toutes les ressources nationales'
Aujourd’hui, au regard de l’augmentation du coût de l’électricité à travers la nouvelle facturation au niveau de la Senelec, quelles peuvent être les conséquences du point de vue économique et social et face à l’absence d’un véritable mouvement consumériste ?
L’Etat a englouti des dizaines de milliards à la Senelec. Dans la dernière période, si on comptabilise, on était au moins à plus de 45 milliards engloutis dans la Sénelec. Et cela n’a servi à rien, parce que la gestion de cette société est totalement opaque. Elle se gère au niveau du ministère, au niveau de la présidence. L’argent sort du Trésor, va dans les caisses de l’Etat, et peut-être prend d’autres circuits, on ne sait pas comment. Les consommateurs sont en train de payer le fruit de cette gestion erratique d’une part ; d’autre part, les conséquences sont catastrophiques pour l’économie nationale. Une raison de plus encore qui dément la Banque mondiale qui dit qu’on peut faire du bon business au Sénégal. Avec une électricité aussi chère, comment on peut dire de manière péremptoire qu’on peut faire du bon business au Sénégal ? Or, une fois que l’électricité est chère, tout renchérit comme un effet de boule de neige. L’électricité, c’est le facteur principal de production dans l’économie et même dans l’économie informelle aujourd’hui, il y a beaucoup de Sénégalais qui vivaient de vente de glace, de petits menuisiers métalliques, qui en souffrent. Donc les répercussions sont énormes sur le plan économique, sur le plan social. Il faut que les citoyens prennent conscience de leurs responsabilités et s’engagent dans l’action contre ce régime qui a mis le pays dans le gouffre. Et c’est ça le sens de l’appel du Front Siggil Senegaal.
Vous avez observez, depuis un certain temps, le problème entre l’Etat et le pouvoir, d’un côté, la presse, de l’autre. Quels sont les enseignements majeurs que vous tirez de ce bras de fer ?
Ce bras de fer trouve sa source dans le despotisme de Abdoulaye Wade qui n’accepte aucune vue différente de la sienne. Un de ses collaborateurs et ancien adjoint dans le Pds (Ndlr : Me Ousmane Ngom, actuel ministre de l’Industrie), a dit de lui qu’il parle comme un démocrate, mais agit (rire) en autocrate. C’est une réalité que l’on voit. Cela m’a surpris parce que, quand nous étions ensemble dans l’opposition, je voyais chez lui quelques comportements par rapport à son parti, mais je me suis dit que lorsqu’il sera au pouvoir, il tiendra compte du fait que la gestion d’un Etat n’est pas la même chose que celle d’un parti politique. Un Etat se gère par la prise en compte d’intérêts contradictoires à ménager. Abdoulaye Wade a été, de tous les hommes politiques sénégalais, le principal bénéficiaire de l’émergence de la presse démocratique au Sénégal. Incontestablement, il a été servi par cette presse, non pas de manière partisane d’ailleurs. A l’époque de notre opposition au Parti socialiste, cette presse démocratique et indépendante a toujours donné des vues contradictoires, celles du pouvoir et celles de l’opposition. Et cela, nous le savons bien pour en avoir profité. A cette époque, les médias d’Etat étaient fermés, et il n’y avait que cette presse démocratique et indépendante qui pouvait faire entendre nos positions. Par la lutte, nous sommes arrivés à imposer un certain pluralisme dans les médias d’Etat, mais cela n’a jamais été suffisant. Mais, Wade, à son arrivée au pouvoir, a non seulement supprimé le pluralisme dans les médias d’Etat en les confisquant totalement à son profit, mais a voulu en même temps mettre au pas la presse démocratique et indépendante. C’est cela la source du clash. Et pour cela, il a dégagé deux stratégies, voire trois même. La stratégie habituelle, c’est la corruption généralisée qui consiste à acheter ici et là des individus ou des groupes de presse. La deuxième stratégie, c’est la répression et l’intimidation. L’affaire Kambel Dieng et Karamokho Thioune qui défraie la chronique en constitue l’illustration. Si l’intimidation ne marche pas, il use d’une troisième stratégie. A côté de la presse indépendante, il a créé, lui-même, de toutes pièces des groupes de journaux qui sortaient directement de la Présidence de la République et qui passaient tout leur temps à insulter les citoyens, à les traîner dans la boue. Voilà la stratégie de Abdoulaye Wade. Il prétend avoir augmenté l’aide à la presse, mais aussitôt après, il fait distribuer l’argent tout à fait à la tête du client. Toutes ces stratégies ne visent qu’un seul objectif : mettre au pas la presse indépendante. Or, il n’a pas compris que c’est trop tard. Il ne peut plus arriver à cette fin, parce que les citoyens sénégalais se sont réveillés. Et d’ailleurs, la presse a non seulement éveillé les citoyens, mais en même temps, elle a joué à merveille un rôle de décrispation. S’il n’y avait pas le relais de la presse pour dire ce que les gens ressentent tous les jours, peut-être qu’on aurait pu avoir des mouvements spontanés plus importants depuis longtemps ; il ne faut pas oublier cela. Ce qu’on appelle les «brebis galeuses» de la presse, c’est lui qui les a créées. On le voit très nettement aujourd’hui à travers cet «élément dit hors du commun» (Ndlr : Farba Senghor). Ils ont tous créé des radios, des journaux. Pour avoir une télévision, il faut passer par beaucoup de masla et d’arrangements. La gravité de la situation, c’est la confusion entre les ressources publiques et ses propres ressources.
Aujourd’hui, le problème est allé jusqu’à déboucher sur la mise sur la sellette d’un ministre comme Farba Senghor par rapport aux saccages des journaux L’AS et 24 Heures Chrono. Il a été limogé par le président de la République, avec un procès au terme duquel les nervis ont été condamnés. Pensez-vous que le procès des commanditaires supposés, lui, aura lieu ?
J’ai dit dès le départ : cette affaire, c’est, encore une fois, une mise en scène de Abdoulaye Wade. Je suis convaincu que lui-même, Wade, est au bout, au début et à la fin de cette affaire, il est au courant de tout. Tout ce que Farba a fait, c’est avec le consentement, sinon sous les ordres de Abdoulaye Wade. C’est la vérité et cela commence à transparaître. La pression était trop forte, il fallait donner l’impression que le Sénégal est un pays démocratique, qu’un ministre qui est indexé pour une affaire comme celle-là doit immédiatement être relevé. Alors que dans le passé, il y a eu beaucoup de cas qui n’ont pas subi la même mesure, donc il y a quelque chose en dessous. J’ai dit que de toute façon, il va absoudre et faire absoudre Farba Senghor. C’est ce qui va se passer, je n’en doute pas un seul instant, parce que je ne vois pas comment il va amener Farba devant la barre avec toutes les conséquences pour lui. Farba c’est le bëk negg (Chambellan), il est au courant de tout ; il ne se laissera certainement pas sacrifier.
Justement à ce niveau, comment voyez-vous la déclaration de Farba Senghor qui dit que des ministres ont fait pire que lui et n’ont jamais été convoqués devant la Justice ?
Certainement c’est leur cuisine interne qui, d’ailleurs, ne m’intéresse pas. Ce qui intéresse les citoyens dans cette affaire, c’est que la Justice aille jusqu’au bout. Le procureur et les juges ont suffisamment d’éléments ; c’est ce qui a été dit. Donc, ils auraient dû convoquer Farba Senghor à la barre, par un mandat d’amener, pour qu’il s’explique sur ces accusations. Ils ne l’ont pas fait ; cela prouve aussi qu’il y a problème dans cette Justice aujourd’hui, et je l’avais dit dès le départ. Dans tout ce que je lis, Farba prétend qu’il n’est pas seul, qu’il y en a d’autres. Et de plus en plus, on pense qu’il n’a pas agi seul ; ce que je crois. Maintenant, on va voir encore une fois ce que la Justice va faire dans cette affaire, parce que devant la communauté internationale, elle sera indexée, si dans cette affaire… (il coupe) Farba n’est pas passé inaperçu comme ministre ; tous les ministres africains des Transports aériens se rappellent de ses insultes dans l’affaire de l’Asecna. On l’a entendu dans tous les médias internationaux. Donc, Farba est un élément dont le sort intéresse beaucoup de monde au-delà du Sénégal. La Justice sénégalaise est donc au pied du mur. Va-t-elle rendre la justice ou pas ? Va-t-elle laisser Farba libre ? Si elle laisse Farba libre, cela veut dire que ce n’est pas une Justice indépendante. Ce sera une preuve de plus pour son discrédit. C’est cela la réalité. J’ai l’habitude de dire que si au monde, il y avait un marché où l’on vend des pays, Abdoulaye Wade serait là-bas pour vendre le Sénégal aux enchères. A défaut de l’existence de ce marché où l’on peut vendre le pays en totalité, depuis qu’ils sont au pouvoir, ils ont vendu morceau par morceau, en pièces détachées. Que ce soit Sudatel, Anoci, tout ce qui se passe à travers les projets, les scandales financiers qui éclatent ; tout montre qu’en réalité, il n’y a aucune transparence dans la gestion publique. Et il y a encore le dossier des actions de l’Etat dans la Sonatel, celles de l’Ipres dans cette même société, etc. Chaque fois qu’il y a un scandale financier, ce sont des gens du régime qui sont impliqués là-dedans. Et c’est en cela que je peux dire qu’ils ont vendu pièce par pièce le pays, tous ses actifs. C’est cela le problème, mais ils ne veulent pas qu’il y ait une presse qui parle de ça. Or, la presse indépendante parle de ses scandales tous les jours. Les fonds de Taïwan qui sont dans des comptes bancaires à Chypre, ils ne veulent pas que la presse indépendante en parle. Donc, il faut la mettre en coupe réglée par l’intimidation, la corruption, l’asphyxie financière, la violence… Mais c’est peine perdue parce que, heureusement, les citoyens de notre pays ont eu ce sursaut de soutenir la presse en comprenant qu’elle travaille pour eux et non pas pour elle-même.
Des inondations aujourd’hui, qui viennent s’ajouter à une situation de pénurie dans un contexte du mois de Ramadan comme ça. Pensez-vous que l’Etat a la possibilité de prendre à bras le corps le problème des inondations ?
Le gouvernement de Abdoulaye Wade n’est pas intéressé à prendre en charge les problèmes des populations. Ces gens sont venus au pouvoir, et maintenant, ils en ont fait la démonstration, pour s’enrichir au détriment du pays. Ils ont pillé les caisses de l’Etat ; aujourd’hui la banqueroute est une réalité. Le Président lui-même a dit clairement qu’il y a eu des dépassements budgétaires. Comment un président de la République, l’ordonnateur principal du budget de l’Etat, peut dire qu’il y a un dépassement dont il n’était pas responsable ? C’est faux ! Ce n’est pas le ministre du Budget, mais lui qui est responsable en premier lieu de ce dépassement, à cause de ses dépenses folles. Tous les jours, il crée de nouvelles dépenses qui ne sont inscrites nulle part dans le budget. Chaque voyage, il fait le tour des banques pour se faire avancer de l’argent. On va vers des opérateurs économiques pour faire essayer d’avancer de l’argent pour les voyages de Wade. Or, ce n’est prévu nulle part ; voilà pourquoi les finances publiques sont totalement au rouge. Même cette question des inondations, ils ne peuvent pas la régler ; ils ont annoncé 300 millions, mais l’Etat ne peut pas lui-même débourser cet argent, parce que les caisses se sont vidées.
Ils sont en train de faire le touImager des sociétés pour demander des contributions. Or, normalement, dans tous les budgets du Sénégal depuis l’indépendance à nos jours, il est inscrit un chapitre sur les catastrophes naturelles. Que sont devenues ces sommes ? Tout a été englouti dans les dépenses imprévues, exécutées par Abdoulaye Wade. C’est ce qui explique qu’il ne peut régler la question du riz, parce qu’il ne peut plus faire des subventions. Lui préfère subventionner son avion de commandement, ses voyages plutôt que de subventionner le riz pour la majorité des Sénégalais. Il y a aussi ces Agences avec des gens qui sont payés. On a augmenté de manière considérable la masse salariale pour des parvenus du régime avec des contrats spéciaux. Et tout ce monde-là émarge de manière indue au budget. C’est un choix politique qu’ils ont fait ; c’est des «alter-noceurs»,
Mais, les Sénégalais semblent se complaire dans cette situation. Est-ce que, en tant que homme politique, vous avez une explication à cela ?
J’entends souvent ce type de jugement : «Le Sénégalais est résigné ; il ne bouge pas ; il se complait dans sa situation.» Mais, il faut se méfier de l’eau qui dort. En tant qu’acteur politique et social de ce Sénégal, ces quarante dernières années, ce que j’ai vu prouve très nettement que le peuple sénégalais a son rythme. Chaque peuple a sa manière de faire. C’est ce Sénégal-là qui a fait Mai 68, Avril 88 ; c’est ce peuple qui, pendant la crise sénégalo-mauritanienne, a montré le visage qu’il a montré. C’est ce peuple qui, à travers les marchands ambulants, a montré ce qu’il peut faire. C’est ce peuple qui, individuellement, collectivement, organise cette violence un peu partout. Il faut savoir raison garder : il y a des mécanismes dans le mouvement d’une société ; il y a des stimulants qui, peut-être, tardent à venir, mais qui sont là. Le Premier ministre a récemment essuyé les huées, les quolibets (c’était lors de la visite des zones inondées : Ndlr). Donc, on ne peut pas dire que ce peuple est resté les bras croisés. Maintenant, il est vrai qu’on n’est pas une opposition qui veut enraciner un comportement de violence. Par rapport à l’expérience que j’aie, on peut déclencher la violence tout comme elle peut venir spontanément à tout moment. Et ça, personne ne peut le prévoir et aucun peuple n’est à l’abri de cette forme de violence. C’est même se moquer de l’histoire humaine que de dire qu’il y a un peuple pacifique. Cela dépend des conditions, simplement. Ce qui est certain, c’est que, aujourd’hui au Sénégal, la coupe a débordé. Maintenant, qu’est-ce qui va en résulter ? Personnellement, je veux éviter que, par des mouvements spontanés, le pays explose, car quand il explosera par des mouvements spontanés, plus personne ne contrôlera rien. Non seulement personne ne contrôlera rien, tout peut être détruit et ce sera peut-être le début d’un enchaînement de choses qu’on ne pourra pas maîtriser. Et j’ai vu comment c’est venu dans d’autres pays d’Afrique. On disait la même chose pour la Côte d’Ivoire : «Ah, les Ivoiriens sont calmes ; Houphouët a tellement fait appel à la paix qu’il n’y aura jamais de violence en Côte d’Ivoire.» Mais quand ça a commencé, on a vu ce que c’est devenu. Jusqu’en 1990, quand j’allais au Mali, je rencontrais nos camarades Maliens qui luttaient dans la clandestinité contre le régime de Moussa Traoré, mais on disait toujours que les Maliens ne savent rien faire. Et les camarades disaient oui, il y avait une anecdote : les gens racontaient que Dieu a mis chaque peuple de l’Afrique de l’Ouest dans une marmite. Dieu a dit de chauffer les marmites pour voir quel peuple va sortir le premier. Cela pour tester de la capacité des peuples à résister à l’oppression. Dès que la marmite a chauffé un peu, le Sénégalais est sorti, parce qu’il est rebelle en permanence. Et alors ça continuait et c’était au début de la crise en Côte d’Ivoire, les soldats sont sortis dans la rue en 1990, ils ont occupés l’aéroport, ils ont dit même que la Côte d’Ivoire commence à bouger, mais les Maliens sont là, ne bougent pas, car ils sont vraiment pacifiques. Alors l’anecdote rapporte que Dieu a dit : «La marmite qui continue à chauffer ; quel est le pays qui y est ?» Ce sont les Maliens qui sont dedans et Dieu répondit : «Mais ces gens-là, ils ne peuvent rien faire, laissez là-bas ! Il faut bien chauffer.» Alors, je disais aux camarades de faire attention, car l’histoire sociale n’est pas ainsi. En 1991, quand les Maliens se sont réveillés, c’est aller plus loin que tout ce qu’on a vu lors de la chute de Moussa Traoré ayant entraîné des centaines de morts. Donc, c’est vraiment une manière trop raccourcie d’étiqueter comme ça un peuple. Tous les peuples sont les mêmes fondamentalement, mais évidemment il y a une sédimentation culturelle et des comportements, qui peuvent plus ou moins faire adopter telle ou telle attitude. Mais, dans l’absolu, tous les peuples sont rebelles à l’oppression. Maintenant, quelles sont les formes, les modalités, le quand, le comment, mais ça dépend des circonstances. Donc il y a un levain, un stimulant quelque part et quand il vient, il n’y a rien à faire, mais ça viendra spontanément ou de manière organisée.
Est-ce que le président de la République ne rechigne pas à participer aux Assises nationales parce qu’elles contrarient quelque part son agenda de succession ?
Il sait très bien que son agenda de succession n’est pas l’agenda du peuple sénégalais. Regardez ce qu’est devenu aujourd’hui son parti ! Le Pds n’est rien d’autre qu’un groupement d’intérêt économique. Est-ce que vous les (les gens du Pds) avez vu discuter des problèmes du riz, parler même des inondations ? Le Pds ne parle même pas de ces questions qui préoccupent les populations sénégalaises. Chacun a son fromage, est en train de le manger et voit comment le rendre plus onctueux. Voilà la réalité, comme je le dis, il y a de gros nuages à l’horizon, s’il ne les perçoit pas évidemment, ces nuages lui tomberont dessus et ce sera à son détriment.
Propos recueillis par Soro DIOP, Le Quotidien.
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