L ouise-Marie Maes Diop : "DES PROPOS SIDERANTS SUR L’AFRIQUE", o p. cit. p. 231-248
Le discours adressé à l’"élite de la jeunesse africaine" et à l’"Afrique toute entière" le 26 juillet 2007 par le
président de la République française, Nicolas Sarkozy, lors de sa visite dans la capitale sénégalaise, Dakar, appelle
un certain nombre de mises au point qui doivent être portées à la connaissance du public.
Reprenons, un à un, divers passages sélectionnés.
Sarkozy a écrit:
A vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs.
Les Européens, les Français entre autres, sont particulièrement mal placé pour une telle interpellation, leur propre
histoire étant remplie de guerres de toutes sortes accompagnées de massacres massifs : l’écrasement des
Albigeois, la Saint-Barthélemy, la guerre vendéenne, la répression de la commune …, les croisades, les
guerres de Religion, les guerres d’Italie, les guerres mondiales.
De plus ils ont attaqué et envahi les autres continents, presque exterminé les indigènes des trois Amériques et plus
encore les Tasmaniens et les Namibiens. Ils y ont transporté même leurs propres rivalités. Ils ont enrôlé de force
des Africains pour combattre d’autres Africains. Enfin très souvent, ce sont les interventions arabes et
surtout européennes, depuis le 16e siècle, qui ont provoqué des guerres et des conflits intra-africains … et ce
jusqu’à présent.
Sarkozy a écrit:
Cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine […] et que l’exil lui-même ne peut effacer.
Que peut avoir de mystérieux et de spécifiquement africain l’attachement de chacun à sa terre natale, à son pays, à
son contient ? Faut-il rappeler le célèbre sonnet de Joachim du Bellay.
Sarkozy a écrit:
L’Afrique n’a pas besoin de mes pleurs.
Ce dont l’Afrique a sûrement besoin, c’est de réparations, car les Arabes et plus encore les Européens ont,
grâce aux armes à feu, détruit politiquement, socialement, psychologiquement, économiquement les sociétés
noires africaines qui étaient déjà bien structurées au 14e, 15e et 16e siècles.
L’ethnologue allemand Léo Frobénius s’en était bien rendu compte :
Léo Frobénius a écrit:
Des campagnes couvertes de champs […] de grands États bien ordonnés et cela dans les moindre
détails, des industries opulentes […] civilisés jusqu’à la moelle des os.
Histoire de la civilisation africaine, Paris, Gallimard, 1952, p. 14-18.
Ajoutant :
Léo Frobénius a écrit:
Ce qu’ont raconté tous ces anciens capitaines […] est vrai, on peut le contrôler.
op. cit.
[Cf. sur ce point, Basil Davidson, l’Afrique avant les Blancs, Paris, PUF, 1962 et Mère Afrique, Paris, PUF, 1965
; Louis-Marie Maes Diop, Afrique noire, démographie, sol et histoire, Paris, Présence Africaine/Khepera, 1996.]
Avant l’utilisation des armes à feu, la traite arabe était restée marginale par rapport à l’ensemble de
l’économie, par rapport à l’ensemble de la population. Le mode production africain, n’était pas esclavagiste.
Il est clair que c’est l’intervention et la sollicitation extérieure qui provoquèrent une grande extension et une
prolifération de l’esclavage en Afrique subsaharienne, où les "esclaves" étaient plutôt des "dépendants" qui
pouvaient même être représentés par l’un d’eux au sein du gouvernement, par exemple dans le royaume mossi
(Moose).
Dans une lettre adressée au roi du Portugal, Jean III en 1526, le roi congolais christianisé Alphonso s’élève
contre la traite esclavagiste : "Notre volonté est que dans ces royaumes [du Congo] il n’y ait jamais ni commerce
ni marché d’esclaves."
La traite européenne et l’esclavage européen ont littéralement déshumanisé les captifs, les ont réifiés. Les attaques
avec les armes à feu disloquèrent les anciens royaumes et empires. Les principautés furent dès lors quasi
automatiquement amenées à se faire la guerre afin d’avoir des prisonniers qui seuls permettront d’acquérir des
fusils devenus indispensables pour pouvoir se défendre. Chacune d’elles se trouvait devant le dilemme suivant :
posséder des prisonniers de guerres ou disparaître.
Sarkozy a écrit:
Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.
Certes, mais les États, si. États directement agresseurs, donc fauteurs de guerres, comme tout fauteur de guerre
(1871, 1918, 1945) et occupants jusque dans les années 1960. Il importe donc maintenant de remettre les pays
africains en état de se redévelopper par l’instruction scientifique et technique de leurs enfants jusqu’ici réservé
à un nombre dérisoire de jeunes par rapport à l’ensemble de la population.
Il ne s’agit donc pas d’une "aide" mais d’une "réparation", contrairement à ce qu’écrivait la géographe Sylvie
Brunel en octobre 2003 dans le spécial de la revue L’Histoire consacré à l’esclavage (p. 78-79), en toute ignorance
de l’histoire de l’Afrique noire. Pour qui connaît cette histoire, le seul titre de son article, La traite a-t-elle fait le
malheur de l’Afrique ?, ne peut provoquer que l’indignation.
Sarkozy a écrit:
Je suis venu vous proposer, […] non de ressasser ensemble le passé, mais d’en tirer ensemble les
leçons.
S’il ne faut pas ressasser le passé, encore faut-il au moins le bien connaître. Or, jusqu’à présent, on transmet une
histoire falsifiée et trouée d’omissions volontaires. Quelles leçons peut-on tirer d’une histoire faussée, sinon de
fausses leçons et de fausses conclusions ?
Il faut donc, d’abord restituer dans les manuels scolaires et universitaires, ainsi que dans les médias, le
véritable passé de l’humanité et de l’Afrique.
1- Par exemple, le premier Homo sapiens sapiens ou "Homme moderne" connu n’est pas l’"homme de Cro
Magnon", souvent présenté comme tel ainsi, dans le journal L’Express du 13 décembre 2004, p. 43, post-scriptum
; cet homme fossile représente conventionnellement le premier homme moderne arrivé en Europe il y a à peu près
40.000 ans.
Or le plus ancien Homo sapiens sapiens reconnu est le fossile Omo1, découvert dans le sud de l’Éthiopie, dans la
vallée de l’Omo, et daté de 195.000 ans (Cf. la revue internationale Nature, 17 février 2005, p. 733 ; même en
Europe, l’homme de Cro Magnon a été précédé par les "Hommes moderne" de Grimaldi dont les deux
squelettes, de type africain intertropical, étaient associés à l’industrie aurignacienne du paléolithique supérieur,
et se trouvaient, avec cette industrie, au fond d’une fosse creusée dans une couche moustérienne, c'est-à-dire du
paléolithique moyen).
2- L’écriture la plus ancienne n’est pas née en Mésopotamie, mais à Abydos, en Haute Égypte (Égypte du
Sud), inventée par un peuple noir ; en effet, l’archéologue allemand Gunter Dreyer a trouvé des petites plaques
en ivoire sur lesquelles sont gravés des hiéroglyphes ; elles sont datées d’au moins 3 250 ans avant J.-C (Gunter
Dreyer, Recent Discoveries at Abydos Cemetery U, in E.C.M. van den Brink (ed.), The Nil Delta in Transition
: 4th-3rd Millenium BC, Tel Aviv, Privately Published, 1992, p. 293-299).
3- La métallurgie du fer en Afrique occidentale date du milieu du troisième millénaire avant J.-C. et non du
premier (Cf. l’archéologue français Gérard Quéchon, Journal des africanistes, 62, 2, 1992, p. 55-6; il est donc
antérieur au fer hittite.
4- La nigrité du peuple égyptien avant l’invasion des Hyksos, continue d’être celée ; sa langue était négroafricaine,
etc. (Histoire générale de l’Afrique, Unesco, vol. 2, chap. 1 et l’annexe : le "rapport de synthèse" du
colloque international tenu au Caire en 1974 sur le peuplement de l’Égypte ancienne, ainsi que les ouvrages de
Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga, Aboubakry M. Lam, Babacar Sall, …).
5- Un code moral universel existait en Égypte ancienne bien avant Moïse et bien avant le contact avec les
Hébreux, de même le monothéisme ; les mathématiques de l’Égypte ancienne n’était pas "empirique"
(Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence Africaine ; et la revue Ankh n° 4/5, p. 223-245).
Au Mali, non loin de l’actuelle Jenné, une première cité, Jenné-Jeno, était née au 3e siècle avant J.C., en même
temps que les premières agglomérations urbaines d’Éthiopie. Du 13e au 16e siècle, des réseaux de villes
moyennes et de gros villages s’étaient largement développés en Afrique subsaharienne (Graham Connah,
African Civilizations, Precolonial Cities and States in Tropical Africa, Cambridge University Press, 1987 ; B.
Davidson et L.M. Maes Diop, op. cit. )
Les effets destructeurs, directs et indirects, des attaques arabes et portugaises, et des différentes traites, restent
largement méconnus, ainsi que les méfaits de la conquête et de la colonisation directe.
Sarkozy a écrit:
Le colonisateur a pris […] mais il a aussi donné.
Ponts, routes, chemins de fer, hôpitaux, dispensaires, établissements scolaires ont été conçus dans l’intérêt
des occupants, pour acheminer les produits d’exportation et d’importation, pour stopper l’amenuisement de la
main-d’oeuvre et de la réserve de recrues pour les armées, pour former les cadres intermédiaires indispensables.
C’est subsidiairement que, à partir de 1930, les populations en ont partiellement profité.
D’ailleurs les travaux publics ont été réalisés par le travail forcé d’une population réquisitionnée ou
déportée. Ces infrastructures ne furent donc pas un don ; leur legs, au départ des colons, compense-t-il le prix des
heures de travail non rémunéré et des multiples souffrances endurées ?
Sarkozy a écrit:
Il a rendu fécondes des terres vierges.
Ces terres anciennement cultivées, pour la plupart, avaient été reconquises par la brousse ou la forêt en raison des
effets désastreux, direct et indirects, des traites cumulés et de la conquête coloniale (Cf. par exemple, Charles
Becker, "De la traite à l’esclavage". Actes du colloque de Nantes, tome 2, CRHMA / SFHOM, 1985, p. 76).
Sarkozy a écrit:
La colonisation n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique.
C’est oublier l’impact de quatre siècles de traites simultanées de plus en plus intensives et de près de quatrevingts
ans de colonisation directe sur la société, sur la structure politique et les institutions, sur la
démographie, sur l’économie, sur la psychologie individuelle et sociale, sur les comportements … :
dislocation des anciens royaumes et empires, disparition de dizaines de millions d’individus "énorme
quantitativement et catastrophique qualitativement" (Cf. colloque d’Haïti, 1978, Unesco), "militarisation de la
société au détriment des coutumes anciennes de contrôle du pouvoir" et propagation de la violence,
régression de la civilisation négro-africaine, racialisation de l’esclavage et "aggravation des tensions sociales
et interethniques, mentalité anti-économique", extravasion économique et culturelle, aliénation, meurtre
mental et culturel, action historicide, exemplarité de la corruption, ne serait-ce que par la collusion entre
l’administration et les sociétés concessionnaires ou la corruption électorale et le truquage des élections …
Sarkozy a écrit:
[La colonisation] n’est pas responsable des guerres sanglantes que se font [actuellement] les
Africains entre eux. Elle n’est pas responsable des génocides. Elle n’est pas responsable des
dictateurs […] Elle n’est pas responsable de la corruption et de la prévarication, […] des gaspillages et
de la pollution …
Ces propos sont stupéfiants. Qui fournit sciemment les armes et les machettes ? Qui a mis en place ou
maintient sur leur trône des dictateurs ? Qui a formé des policiers tortionnaires ? Qui a manoeuvré pour
écarter, voire éliminer, les défenseurs intègres des intérêts des peuples noirs lorsque ces intérêts ne
coïncidaient pas avec ce qu’on supposait être les intérêts de la France ?
Qui pratique aussi la corruption, la prévarication, le gaspillage au plus haut niveau (Cf. l’affaire Elf, par
exemple) ? Qui est principalement responsable de la corruption (Pour l’ensemble de ce paragraphe, voir
diverses publications, notamment celles de Mongo Béti et de Francois-Xavier Verschave, celles de Soyinka, de
Chinweizu …) ?
Sarkozy a écrit:
Ne cédez pas à la tentation de la pureté […] qui est ce qu’il y a de plus dangereux au monde.
Mais de quelle pureté s’agit-il ? Pureté ethnique, nationaliste, raciale, intégrisme religieux ? Tout cela
semble avoir été étranger à l’univers mental des Noirs Africains avant le contact avec les Arabes et les
Européens. On peut même avancer qu’ils ont été victimes de leur Xénophilie (Cf. Alphonso, ci-dessus).
Par ailleurs, la recherche historique a montré que l’origine de l’opposition Hutu/Tutsi date de l’occupation
allemande relayée par la colonisation belge.
Pour autant qu’on puisse en juger, les rapports vainqueurs/vaincus, chez les Noirs africains, différaient
beaucoup de ce qu’ils étaient en Europe. En 1473, par exemple, le roi songhay Sonni Ali, ayant vaincu la
résistance de Jenné, reçut cordialement l’envoyé de la ville, un tout jeune homme, le prit par la main, le fit asseoir
auprès de lui sur son tapis et s’écria : "Comment ! C’est contre un enfant que cette guerre a duré si longtemps ? "
Un courtisant l’informa que le père du jeune homme était mort durant le siège en laissant le trône à son fils … Le
Sonni demanda la main de la mère du jeune homme et l’épousa, envoya un de ces chevaux de scelle pour aller
chercher sa femme et la ramener à son camp. Dès qu’elle fut arrivée, il renvoya au jeune sultan de Jenné, à titre de
cadeau, le cheval qui l’avait portée, ainsi que tout le harnachement. L’enjeu était d’obliger Jenné à reconnaître la
suzeraineté du roi de songhay. Cette anecdote est révélatrice et significative (Cf. Sa’di, Tarikh es Soudan, Paris,
Maisonneuve, 1964).
Sarkozy a écrit:
Ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres
européennes.
Lyrisme émouvant, mais la pension versée aux anciens combattants africains survivants, elle, n’a pas été
commune.
Sarkozy a écrit:
Vous trouverez l’imagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, […] où vous
vous sentirez enfin libres […] La part d’Europe qui est en vous […] est l’appel de la liberté, de
l’émancipation et de la justice.
Savez-vous que des griots maliens ont transmis une Déclaration des droits de l’homme, datant du 13e siècle, dont
voici des extraits (Cf. Youssouf Tata Cissé, Soundiata, la gloire du Mali, la grande geste du Mali, tome 2,
Karthala / Arsan, p. 39-41) :
Toute vie humaine est une vie …
Une vie n’est pas supérieure à une autre vie
Tout tort causé à une vie exige réparation
Que nul ne cause du tort à son prochain
Que nul ne martyrise son semblable
Que chacun veille sur son prochain
Que chacun vénère ses géniteurs
Que chacun éduque des enfants
Que chacun veille sur le pays de ses pères
Par pays ou patrie il faut aussi entendre aussi et surtout les hommes
La faim n’est pas une bonne chose
L’esclavage n’est pas non plus une bonne chose
Personne ne sera non plus battu
L’homme se nourrit d’aliments et de boissons
Mais son âme, son esprit vit de trois choses :
Voir celui qu’il a envie de voir
Dire ce qu’il a envie de dire
Et faire ce qu’il a envie de faire
Chacun est libre de ses actes dans le respect des interdits des lois de la patrie
Tel est le serment du Manden à l’adresse des oreilles du monde entier.
Savez-vous que dans la tradition des peuples noirs, antérieurement à l’influence de l’islam et du
christianisme, la femme avait ses moyens propres de subsistance, autrement dit une indépendance financière
(culture de case, commerce, activité artisanale, propriétés) et qu’elle participait à la direction des affaires
publiques "dans le cadre d’une assemblée féminine siégeant à part, mais jouissant de prérogatives analogues
à celles de l’assemblée des hommes" (Cf. Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un
État fédéral d’Afrique noire, Paris, Présence africaine, 2000, chap. 6) ?
Savez-vous que le voyageur arabe Ibn Battuta, visitant l’empire du Mali au milieu du 14e siècle, a noté ceci :
Ibn Battuta a écrit:
Parmi les belles qualités de cette population nous citerons :
- Le petit nombre d’actes d’injustice que l’on y observe, car les nègres sont de tous les peuples,
celui qui l’abhorre le plus …,
- La sûreté complète et générale dont on jouit dans le tout le pays ; le voyageur, pas plus que
l’homme sédentaire, n’a à craindre les brigands, ni les voleurs, ni les ravisseurs.
- Les Noirs ne confisquent pas les biens des hommes blancs [arabo-berbères de l’époque], qui
viennent à mourir dans leur contrée, quand même il s’agirait de trésors immenses. Ils les
déposent au contraire chez un homme de confiance d’entre les Blancs, jusqu’à ce que les ayants
droits se présentent et en prennent possession.
Voyage, tome 3, Paris, La Découverte, 1982, p. 426
Il est clair que ce sont les "Blancs" qui ont annihilé "la liberté, l’émancipation et la justice" en Afrique noire
par le règne de la violence, avant d’en réintroduire le principe tardivement, avec la création de quelques écoles.
Le travail forcé ne fut aboli qu’en 1946.
Sarkozy a écrit:
L’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire. Le paysan africain[…] vit avec les saisons
[…]
C’est l’homme africain qui avant tout autre, est entré dans la préhistoire et dans l’Histoire qu’il a même
créée, puisque c’est lui qui, le premier, a inventé l’écriture. Ce sont les Européens qui, au 19e siècle, ont décrété
qu’il n’y était jamais entré … et qui ont entravé son développement (une longue parenthèse qui n’est pas encore
vraiment refermée malgré les indépendances nominales des années soixante).
Quant aux paysans africains, comme tous les paysans de la planète, ils vivent avec les saisons, à l’exception
de ceux qui pratiquent les cultures sous serres artificielles. Il leur manque seulement des écoles et des
informations adéquates. On a, par ailleurs, redécouvert les vertus des cultures associées qu’ils pratiquaient.
Sarkozy a écrit:
Le défi de l’Afrique, […] c’est de s’approprier la science et la technique
moderne.
Enfin une phrase qu’on ne peut qu’approuver ! Elle recoupe absolument la principale recommandation de
Cheikh Anta Diop dont le nom a été curieusement tu dans ce discours prononcé au sein de l’université qui
porte son nom.
Cheikh Anta Diop a pourtant monté et fait fonctionner avec succès, dès les années soixante, dans cette université,
un laboratoire de datation par le carbone 14 (à l’époque, technique de pointe), et dans un article ("Comment
enraciner la science en Afrique", Bulletin de l’IFAN, Dakar, tome 37, série B, n°1, 1975) il a expliqué, à titre
d’exemple, dans la langue comprise par 80% des Sénégalais, la théorie des ensembles, la physique mathématique
et théorique, l’organisation de la matière au niveau subquantique et quantique, la relativité restreinte et générale et
la chimie quantique. Cet article est bilingue, français/wolof (Le couplet sur les langues qui figure dans ce discours
est donc périmé depuis longtemps déjà).
Plus des trois quart des jeunes Noirs Africains n’ont pas le moindre accès au savoir scientifique et technique
même élémentaire.
1- L’utilisation de la seule langue de l’ancien colonisateur dans l’enseignement est l’une des causes de
nombreux abandons et redoublements dans les différents degrés d’enseignement. Que se passerait-il en
Europe si l’enseignement et l’administration s’exerçaient en japonais ? Un tel système entraîne par ailleurs des
divers effets pervers d’ordres familial, social, politique, administratif, économique (Cf. par exemple, Le Mandat,
d’Ousmane Sembène).
2- L’ajustement structurel empêche systématiquement d’avoir suffisamment de moyens financiers pour
l’éducation. Au moment où se multiplient dans le monde des livres bilingues, des collèges et des lycées bilingues
et multilingues qui ont fait leur preuves, il serait opportun et particulièrement bénéfique d’élaborer des manuels
scientifiques et techniques bilingues (pages de gauche en français/pages de droite dans la langue véhiculaire du
pays ou de la région) et de créer des établissements d’enseignement secondaire et technique bilingue et
plurilingue, sans plus attendre, à partir de la première année du collège, afin d’obtenir rapidement des
cadres éducatifs, administratifs, industriels, bilingues comme en Finlande (suédois/finnois).
3- D’autre part, le système économique mondial pénalise mécaniquement les pays non industrialisés,
principalement l’Afrique subsaharienne : concurrence déloyale (coton, sucre), prix bas imposés à l’exportation
(uranium), surfacturation des services et produits importés, non-réinvestissements des bénéfices sur place, zones
franches … D’où le non-développement, la persistance de la pauvreté paralysante. Une cour internationale de
justice économique devrait être créée (J. Echeveria, Le Monde diplomatique, février 1980).
C’est autant de facteurs qui conditionnent, et l’appropriation par l’Afrique des sciences et des techniques, et
le sort des jeunes Africains.
Sarkozy a écrit:
Le désengagement du monde qui a rendu [longtemps l’Afrique] si vulnérable. […] Le métissage […]
est la vraie chance de l’Afrique [maintenant].
De quel long "désengagement" s’agit-il ? Durant le Moyen Âge européen, les contacts n’ont pas cessé avec
l’Asie et avec l’Afrique septentrionale. Et les Portugais arrivent dès le 15e siècle. Le résultat a été catastrophique.
Le métissage n’est bénéfique que quand chacune des civilisations communique pacifiquement à l’autre ou
aux autres ce qu’elle a de bon ; par exemple, ses meilleurs méthodes pédagogiques, administratives,
organisationnelles, industrielles, thérapeutiques … et ses recettes culinaires.
Sarkozy a écrit:
L’Afrique a réveillé les joies simples [de l’enfance], les bonheurs éphémères et […] ce besoin de
croire plutôt que de comprendre, ce besoin de ressentir plutôt que de raisonner.
Et nous voici revenus dans une vision raciale et raciste de l’humanité ! Rappelons donc que c’est un peuple
noir africain qui a inventé plus de 4 000 ans avant J.-C. le calendrier sidéral fondé sur l’observation de
l’étoile Sirius, d’une périodicité de 1 460 ans, et le calendrier solaire de 365 jours dont nous sommes
aujourd’hui les héritiers. C’est auprès de ce peuple noir que les anciens Grecs venaient puiser leur savoir (Serge
Sauneron, Les Prêtres de l’ancienne Égypte, Paris, Points-seuil, 1988).
Sarkozy a écrit:
Ce besoin [de l’Africain] d’être dans l’harmonie plutôt que d’être dans la conquête.
Les phrases suivantes laissent à penser que la recherche de l’harmonie est assimilée à une "arriération", un
"enfantillage" car on croit dédouaner la culture négro-africaine en rappelant que :
Sarkozy a écrit:
la Grèce antique qui nous a tant appris sur l’usage de la raison avait aussi des sorciers, des
devins, ses cultes à mystères, ses sociétés secrètes, ses bois sacrés et sa mythologie […] inestimable
trésor de sagesse humaine
Quels amalgames ! En quoi "raison" et "sagesse" sont-elles antinomiques ? En quoi la recherche de
l’harmonie serait-elle forcément liée aux superstitions ? Assimilerait-on ici raison et conquête qui seraient
opposées à sagesse et harmonie ? Étrange conceptions ! Il paraît plus évident d’associer harmonie, raison et
sagesse, en mettant à part le terme "conquête". Ce discours présente l’esprit de conquête comme préférable
et supérieur à l’esprit d’harmonie.
Or les synonymes de "conquête" sont : appropriation, assujettissement, domination, prise, soumission. Dans
le domaine historique, qu’est-ce qu’un conquérant, sinon un gangster international qui vole ses voisins et se
les assujettit illégitimement, qui fait main basse sur le jardin des autres, qui tue, qui impose par la force ?
La confédération, la fédération, le rattachement volontaire sont les seules voies humainement valables. Et il est
aberrant de continuer à proposer à l’admiration des jeunes les grands conquérants du monde. Dans le
domaine de la nature, on vient enfin de prendre conscience de la nécessité de la ménager, de vivre autant que
possible en harmonie avec elle …
Dans le domaine du droit, le maintient de l’harmonie sociale est un idéal vers lequel la moral tend. Et,
justement, en droit pénal, la tradition des peuples noirs pose que "les juges ne sont pas là pour punir, mais pour
aider à l’établissement de la vérité, préalable nécessaire à la réconciliation des adversaires et à la réparation"
(Fatou Kiné Camara, Pouvoir et justice dans la tradition des peuples noirs. Philosophie et pratique, Paris,
L’Harmattan, 2004)
Il n’est qu’un domaine où l’esprit de conquête est recommandable, c’est celui de l’acquisition du savoir ;
mais alors mieux vaut parler de soif de connaissance et d’esprit de recherche.
Sarkozy a écrit:
Le problème de l’Afrique, ce n’est pas de s’inventer un passé plus ou moins mythique pour s’aider
à supporter le présent.
Nous avons montré ci-dessus que ce sont les Européens qui se sont inventé un passé européocentriste et qui
ont nié l’histoire du continent africain ; les résultats de toutes les recherches scientifiques et objectives le
prouvent. Les historiens africains et les historiens du monde ont le droit et le devoir de restituer le véritable
passé de l’humanité à la lumière des découvertes récentes. La simple déontologie l’exige.
Sarkozy a écrit:
Si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le droit, alors la France est prête à
s’associer à vous pour les construire.
Ce n’est pas vraiment ce qu’elle fait jusqu’à présent … et le mot reconstruire serait sans doute plus
approprié. Tout le monde sait qu’il ne peut y avoir de démocratie quand les gouvernés ne comprennent pas la
langue des gouvernants, de l’administration et de l’appareil judiciaire … Si la France veut oeuvrer pour la
démocratie et pour la renaissance en Afrique, cet aspect fondamental devrait être pris en considération.
Autrement dit, il conviendrait de favoriser systématiquement le bilinguisme et le plurilinguisme en
s’inspirant des exemples finlandais et norvégiens.
Sarkozy a écrit:
Voulez-vous une autre mondialisation avec plus d’humanité, avec plus de justice, avec plus de
règles. […] La France le veut aussi.
Quelles règles nouvelles propose-t-elle ? Jusqu’à présent, elle-même subventionne son sucre, impose des prix
bas aux produits primaires africains, pratique la surfacturation … C’est un Français socialiste qui est à la tête
de l’OMC, de même, maintenant, à la tête du FMI. On ne peut qu’attendre et voir quelles seront leurs propositions
et les moyens qu’ils auront de les faire respecter si elles vont vraiment dans le sens de la justice économique.
Sarkozy a écrit:
Voulez-vous que l’État soit allégé des bureaucraties qui l’étouffent, libéré du parasitisme, du
clientélisme […].
Sous ces vocables péjoratifs, qui frappent l’opinion, car ces trois maux sont à combattre, ce que vous proposez, en
fait c’est seulement la privatisation à tout va et l’on connaît votre programme qui a pour effet réel
d’appauvrir la grande majorité de la population et d’enrichir les plus riches sans supprimer le clientélisme,
ni le favoritisme (forme de parasitisme), ni, en outre, la corruption.
Quant à la bureaucratie, ce sont ses excès, ses dérives, ses inadaptations qu’il faut dénoncer. Il est insupportable
d’entendre qualifier de "moderne" ce qui n’est qu’un retour à la jungle socio-économique du 19e siècle ; ce
système est actuellement une machine à fabriquer des travailleurs pauvres et des chômeurs.
Autant le libéralisme politique est une excellente chose, autant le libéralisme économique et financier quasi
illimité est critiquable et mène à l’aggravation des disparités sociales et internationales, conduisant au pires
injustices, à la déshumanisation, aux guerres civiles et internationales.
Entre un socialisme excessif et un libéralisme économique débridé, il peut exister une société équilibrée et
harmonieuse justement, à la fois rationnelle, équitable et suffisamment solidaire qui freinerait en rien, au contraire,
les initiatives individuelles et associatives, mais où l’aménagement du territoire, la programmation, une
planification, non pas autoritaire, mais démocratisée, éclairée, décentralisée, multisectorielle et contrôlée,
conserveraient un rôle important.
Comme l’a écrit Jean-Paul Fitoussi : cherchons désespérément la troisième voie (différente de celle de Tony
Blair), qui peut, même à l’ère de l’ordinateur, trouver dans les vieilles structures socio-économiques et
politico-administratives de l’Afrique noire des éléments qui sont toujours valables.
Par exemple, la représentation directe des corps de métiers et des différentes catégories sociales auprès du
gouvernement central et de l’exécutif provincial, mutatis mutandis, donner au Conseil économique et social une
composition plus représentative et une fonction délibérative, voire un droit d’initiative …
En tout cas, il y a lieu de rechercher un système politique et socio-économique où l’on n’est pas à la merci
des bulles financières, des marchés financiers, des PDG hurluberlus et surpayés, des boursicoteurs maîtres
de l’enrichissement sans cause et sans mérite, aux niveau tant mondial que national.
Rappelons deux réflexions éminemment rationnelles et restées on ne peut plus actuelles :
Joseph Klatzmann a écrit:
Tout le monde ne peut pas en même temps importer moins et exporter plus [essentiellement en ce
qui concerne des produits similaires]
Les politiques agricoles, paris, PUF, 1972, p. 148
Le transport sur de longues distances de ce qu’on peut produire ou fabriquer sur place "est anti-économique chaque
fois qu’il peut être évité" (Alfred Sauvy) ; il est aussi anti-écologique.
L’idée d’Eurafrique proposée ici date de plus d’un demi-siècle. Dans l’état actuel des choses ce projet serait
un partenariat entre dominant et dominé …
Commençons, avant toute autre chose, à oeuvrer pour l’enracinement de la science en Afrique, pour la
formation d’un grand nombre d’ingénieurs, de techniciens, d’entrepreneurs autonomes, tous bilingues et
multilingues ; alors vous verrez diminuer le flux des immigrants comme vous le souhaitez tant … Il est
intéressant de noter que la majeure partie du commerce extérieur des nations industrialisées se fait entre
elles.
Ce discours présidentiel apparaît comme une juxtaposition d’interpellations pour la plupart décalées et effarantes
pour qui connaît l’histoire réelle des peuples noirs africains, de la préhistoire à nos jours, telle qu’elle s’établit par
la recherche scientifique et objective.
Ce discours est le reflet de l’ambiance idéologique dominante régnante au sein de l’intelligentsia française,
héritière des postulats racistes élaborés au cours des derniers siècles par nombreux de philosophes et
hommes de science occidentaux.
A la décharge du rédacteur de ce discours (et de ceux de sa génération) reconnaissons qu’ils ont été eux-mêmes
victimes de la mauvaise foi de la grande majorité des africanistes, historiens, intellectuels et politiques européens et
européo-américains qui refusent de reconnaître clairement et de diffuser la véritable histoire de l’humanité et
celle de l’Afrique en particulier.
Retenons néanmoins la proposition constructive : favoriser l’appropriation par les Africains de la science et de
la technologie moderne. Espérons que la France saura contribuer de façon adéquate à cette appropriation.
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