Pionniers des musiques africaines en France à la fin des années 70, Les frères Toure Kunda sont tous simplement un des groupes clefs et essentiels de cette nouvelle France multiculturelle qui rayonne aujourd’hui bien au delà de la musique.
On raconte que leur aïeul, venu du Mali, se serait un jour installé à Ziguinchor, capitale de la Casamance, pour les crocodiles pullulant dans cette région de mangroves et de bras d’eau. L’ancêtre en question était un colporteur-cordonnier à la recherche de peau nécessaires à la pratique de son métier. Si les Touré Kunda sont restés des colporteurs d’histoires et de musiques déclinées en soninke, wolof, mandingue, dioula, créole portugais, ils ont en revanche adopté comme emblème un tout autre animal : l’éléphant. Et cette famille éléphant (Touré Kunda en soninke) est sans aucun doute le groupe le plus emblématique de cette world music qui vit le jour en France au tournant des années 1970/80. Sans eux, on peut même dire que beaucoup d’artistes venus d’Afrique n’aurait jamais pu et su profiter de l’attention des compagnies de disques.
De la cordonnerie à la musique
Le groupe est formé des jumeaux Ismaïlia et Sixu Tidiane nés à Zinguinchor en 1949, à 22 jours d'intervalle selon la légende. C'est leur aîné Amadou, premier de la lignée de cordonniers à pratiquer la musique, qui les initie.
En 1975, Ismaël débarque le premier à Paris, en éclaireur de ses frères Amadou, Sixu et Ousmane vivant entre le Sénégal et la Mauritanie. Formé par sa mère à la confection de ses propres tambours, lancé dès son plus jeune âge dans l’animation musicale des mariages et des enterrements, marqué par le djambaadong, cette danse des feuilles pulsant le parcours initiatique des jeunes rentrant dans la vie d’adulte, Ismaël mène le parcours classique des frères immigrés venus tenter leur chance dans la capitale française : petits boulots et foyers, froidure et solitude, qui resurgiront ultérieurement dans certaines thématiques du groupe.
Marqué au pays par James Brown, Aretha Franklin, Nina Simone, celui qui est alors inscrit comme étudiant en anglais à la faculté de Vincennes élargit sa palette en écoutant Led Zeppelin comme Moustaki, Brassens autant que Creedence Clearwater. En 1976, après avoir composé des jingles publicitaires pour les magasins africains de la capitale, Ismaël rejoint via une petite annonce publiée dans le quotidien Libération un groupe aussi mythique que culte dans son métissage de sons rocks et afro : le West African Cosmos, au sein duquel démarre également Wasis Diop. Ce coup d’essai transculturel (l’album du groupe est aujourd’hui particulièrement recherché par les collectionneurs) commence à lui ouvrir les oreilles des maisons de disques.
E'mma
En 1977, après un concert qui renforce son désir de créer son propre groupe, Ismaël contacte alors Sixu, alors employé par une Organisation Non Gouvernementale qui forme les paysans à de nouvelles pratiques agricoles. Le duo met en boîte le premier album de la saga Touré Kunda en 1979. Il se nomme "Frères Griots", aussi connu sous le nom de "Ismaïla Do Sixu", et contient un morceau amené à devenir leur signature : l’intemporel "E'mma".
Ce disque résonne au bon moment tout comme au bon endroit. En 1979, la scène africaine de Paris cherche désormais à s’ouvrir au public blanc. L’historique producteur Gilbert Castro, alors patron du label Celluloïd, s’entiche des morceaux tels que "On Verra ça", "Africa Lelly", "Samala" et se charge de distribuer le disque. Appuyé par la nouvelle presse (en premier lieu Libération et le magazine Actuel), par le promoteur Mamadou Konte et son Africa Fête naissante, Touré Kunda conforte sa réputation en écumant les clubs les plus tropicaux de la capitale : le Palais des Glaces, la Chapelle des Lombards, mais aussi le Dunois ou il passe un mois mémorable qui élargit son audience.
Joies et drames
Après un concert remarqué à l’Hippodrome de Pantin, le duo devient trio avec le rappel d’Amadou, grand frère et inspirateur des benjamins. Ces derniers ont appris la musique à ses côtés avant que celui ci ne parte en Mauritanie. Les Frères Eléphants deviennent le groupe phare d’une nouvelle génération d’auditeurs entichés de musiques noires. En 1982, c'est la montée en puissance avec "Turu" qui impose le concept de la famille éléphant et enflamme un auditoire de plus en plus nombreux.
Mais en 1983, un terrible drame endeuille le groupe. Résidents de la nouvelle Chapelle des Lombards qui a déménagé rue de Lappe, et que dirige l’infatigable Jean-Luc Fraisse, les Touré perdent Amadou qui décède d’un arrêt cardiaque lors d'un concert. Un concert hommage est organisé par la scène africaine au Casino de Paris, et un album "Amadou Tilo" lui est dédié. Mais le duo vit un moment de flottement, avant de mobiliser la voix d’Ousmane, qui menait jusqu’alors une carrière de professeur d’éducation physique. La nouvelle formation de onze musiciens reprend alors d’assaut la scène, en premier lieu lors de calorifères concerts organisés au Palais Des Glaces.
Un duo rassembleur
Le grand public commence à suivre le sillage de cette famille élargie à d’autres musiciens africains et antillais, parfois même à des invités surprise tel Manu Dibango, et dont le brassage musical couvre désormais aussi bien le reggae que le rythm 'n blues. Le live Paris-Zinguinchor qui s’écoule à plus de 200.000 exemplaires les impose sur les nouvelles radio libres. Le clip "Labrador", tiré de "Casamance au Clair de Lune" (1984) leur ouvre la télévision. Le sommet des chefs d’Etat africains, organisé en 1983 à Vittel, tombe la veste durant un de leur concert. Les Antilles les adoubent. L’Afrique les redécouvre à l’issue d’une éprouvante et sacrificielle tournée au long cours dont ils mettront quatre années à rembourser l’investissement. Mais tourner en Afrique est cependant un rêve pour eux.
Touré Kunda devient un groupe prescripteur, qui ouvre la voie et les portes des maisons de disques à de nombreuses vedettes de la diaspora tels Mory Kante ou Youssou N’dour. En 1985, 20.000 personnes leur font la fête à l’espace Balard en banlieue parisienne et quelques 200.000 personnes assistent à leur tour de France pendant que le producteur magicien Bill Laswell distille dans leur album "Natalia" des épices technologiques qui élargissent encore un peu plus le spectre des musiques du monde.
Tournées internationales et récompenses
Premier groupe africain à tourner au Japon, Touré Kunda reçoit l’année suivante un nouveau disque d’or pour son album "Toubab Bi". Cette année-là, en 1986, c’est aussi la rencontre avec Santana devant le public du Carnegie Hall à New York. L'artiste mexico-américain s'inspirera même de leur titre "Guerilla Africa" (1990) pour son album "Supernatural" en 2000. Un peu maladroitement d’ailleurs puisque le quatrième frère, Hamidou, qui avait rejoint le groupe à cette époque, tout comme Ousmane, n’ont pas été crédités par Santana. Cependant, Touré Kunda, c’est d’abord Ismael et Sixu. Le duo matriciel qui a traversé les années 90 et les labels, croisé les grands hommes (un concert devant Mandela en 1992) et parcouru le monde (une tourné humanitaire avec Florent Pagny en 1993 au Vietnam) sans jamais se départir d’une énergie et d’une générosité toujours aussi communicative.
En 1999, le groupe fête ses vingt ans de carrière via la sortie du disque "Légende" et d'une série de compilations
Fratrie Militante
En avril 2002, le groupe exilé en France depuis 20 ans, décide de revenir en Casamance, cette région du sud du Sénégal d'où il est originaire. Les frères Touré veulent ainsi scander un message de paix dans cette région en proie, depuis décembre 1982, à d'importants conflits indépendantistes armés où les blessés se dénombrent par milliers et les morts par centaines. Ils ont aussi pour objectif la création d'un centre de formation aux métiers artistiques afin de promouvoir le terroir de Casamance.
Militant, le duo participe en février 2003 à "Drop the debt (annulons la dette)", compilation réunissant des artistes principalement français et africains pour obtenir l'annulation de la dette des pays en voie de développement.
En octobre de cette année-là, Touré Kunda lance exclusivement au Sénégal la cassette de six titres, "Un bateau pour Casamance" en hommage aux 1 863 naufragés du Joola. Tous les bénéfices sont reversés aux familles des victimes. Ce navire qui assurait la liaison entre Ziguinchor, la principale ville de Casamance, et Dakar, la capitale, avait sombré le 26 septembre 2002. Le duo alors en plein enregistrement fut profondément choqué.
En 2004, Ismaël et Sixu Tidiane Touré continuent leurs concerts à travers le monde.
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Si certains albums sortis ces dernières années ("Mouslaï" en 1996, "Terra Saabi" en 2000) accusent quelques signes de faiblesse, les frères éléphants ont construit un véritable répertoire de standards, souvent piratés en Afrique de l’Ouest, mais jamais égalés. Une vraie carrière qui a initié beaucoup d’oreilles françaises à la musique africaine et qui a traversé les générations.
Source : RFI Musique