Magie, morale et religion dans les pratiques talismaniques d'Afrique occidentale
Nous avons la chance, depuis plusieurs années, de pouvoir disposer de documents talismaniques actuels, provenant d'Afrique occidentale (Mauritanie et Sénégal). Dans la mesure où ces écrits, à usage magique, reproduisent un modèle général remontant fort loin dans l'histoire islamique, nous avons été amené à analyser aussi, pour partie, cette littérature ancienne qui retrouve, en cette fin de 20e siècle, une vigueur de diffusion considérable.
Justement, l'édition et la vente en librairie de traités de magie classiques, comme celui d'al-Bûnî par exemple, posent fort bien la question dont nous voulons débattre : quelles relations entretiennent la magie à écriture, pratiquée par les musulmans, avec les valeurs morales et religieuses de leurs sociétés?
Le magicien, l'imprimé et le manuscrit
Pour tenter de répondre à cette interrogation, il nous paraît capital, tout d'abord, de distinguer la ou les personnes qui interviennent dans l'activité magique, pour pouvoir comprendre les logiques de leurs démarches. En effet, les traités et les livres de recettes magiques qui envahissent, depuis une dizaine d'années, le marché musulman contemporain, créent, sur ce sujet, une situation de confusion considérable par rapport aux pratiques traditionnellement en usage dans ces mêmes sociétés. Nos références sur ces pratiques proviennent de sociétés d'Afrique occidentale mais l'on peut raisonnablement étendre leurs caractéristiques principales à l'ensemble du monde musulman.
Extrayons de différents ouvrages en circulation, des exemples qui concernent le type de magie que nous étudions, la magie par l'écriture (bi-l-kitâba)[2].
Commençons par le traité magistral d'al-Bûnî (12e-13e s.), le Shams al-macârif[3] et prenons une recette simple, tirée du ch. 18, consacré aux «pouvoirs secrets et aux effets bénéfiques (barakât) du verset du trône» (Cor, 2, 255) :
Parmi les pouvoirs secrets de ce verset glorieux se trouve son utilisation pour calmer les pleurs des enfants (li-bakâ'al-atfâl). Il faut l'écrire et le leur mettre en amulette. Ecrire la (sourate) al-Fâtiha en lettres coupées, de même que le verset du trône, trois fois, et Allah a pouvoir sur leur vie (Shams, II, 222).
Continuons par une recette de l'ouvrage sur La médecine du Prophète (at-Tibb an-nabâwî), d'Ibn Qaiyym al-Jawzîya (1292-1350). Parmi les «écrits» qu'il préconise, se trouve celui-ci, pour faciliter les accouchements laborieux (li-cusr al-wilâda) :
Il faut écrire à l'intérieur d'un récipient bien propre : «Lorsque la terre se fendra, lorsqu'elle obéira à l'intimation de son maître et s'y conformera, lorsque la terre s'allongera et lorsqu'elle expulsera ce qu'elle contient et se videra» (Cor, 84 :1-4). La femme en couches doit boire de ce breuvage et en répandre sur son ventre (Tibb, 310).
En avançant dans le temps, choisissons une recette magique proposée par al-Fulânî (m. 1740-41), africain d'origine peule, du nord-Nigeria, dans son savant ouvrage La rangée de perles (ad-Durr al-manzûm)[4]. L'objectif recherché est de «nouer» un homme et une femme dans l'amour, en agissant pendant leur sommeil :
Pour nouer (quelqu'un pendant) le sommeil. Troisième recette. Il faut que tu écrives ce qui suit sur la pointe d'un couteau sans manche, durant le premier tiers de la nuit. Il ne se passera rien de mal avant ce moment ni après et en tout cas pas avant que les personnes ne s'endorment. Puis mets le couteau au feu jusqu'à l'aube. Voici ce qu'il faut écrire sur la pointe du couteau : «O tempête (amoureuse), empare-toi d'Untel fils d'Unetelle, mets le feu à son coeur et précipite-le vers Unetelle fille d'Unetelle, par la vérité de Suleymân (Salomon) fils de Daûd (David).» Il ne faut écrire cela qu'une seule fois (Durr, 529).
Terminons par une recette tirée d'un des nombreux (petits) ouvrages d'un auteur contemporain, at-Tûkhî[5], qui se dit «directeur général de l'institut astronomique des découvertes» au Caire et qui inonde le marché de recettes apparemment inépuisables :
Talisman éclatant. Celui qui prend l'ensemble des noms ci-dessous et les met dans un carré (magique), à un moment du samedi puis les porte en amulette sur sa tête, verra s'humilier devant lui tout tyran inflexible et tout démon rebelle. Voici les noms : le Tout Puissant, le Très Grand, le Contraignant, le Victorieux, etc. (suivent d'autres noms divins ou assimilés, manifestant la force divine). Le total de l'ensemble est 16 787, la clé 4189, la contrainte 1. Terminé et complet.
Celui qui lit ces recettes, livre en mains, au sortir d'une librairie, s'imaginerait volontiers qu'elles s'adressent directement au lecteur qui, pour peu qu'il sache lire et écrire l'arabe, deviendrait le metteur en scène de sa propre demande d'intervention magique. En cela, l'impression et la diffusion livresques de masse altèrent complètement le sens de l'action magique, en entretenant la confusion à propos de la distribution des rôles et de la division du travail magique.
Au destinataire anonyme du livre industriel de nos jours s'oppose, depuis toujours dans la pratique musulmane, le destinataire spécialisé de la copie manuscrite[6]. En milieu ouest-africain, une copie (nuskha) d'une oeuvre ne s'obtient qu'à travers des relations personnelles qualifiées, soit entre lettrés, soit entre maître et disciple, soit par héritage familial. Cette circulation restreinte de l'information écrite est typique d'une classe sociale lettrée qui vit professionnellement de sa spécialisation dans l'écrit, lecture et écriture[7]. Par héritage statutaire, elle s'est réservé la formation et l'accès à l'écrit. On conçoit mieux alors que le mécanisme central des recettes que nous venons de découvrir, à savoir le geste de l'écriture («Il faut que tu écrives», «il faut écrire», etc.) s'adresse au spécialiste de l'écrit en tant que seul maître d'oeuvre possible du rituel magique. Le tout-venant de la population, analphabète par définition sociale, est donc écarté des pratiques de l'écriture talismanique[8]. Bien plus, il est notoire que le pouvoir personnel du magicien se transmet au talisman par l'intermédiaire de la main et du calame et s'y fixe par le trait manuscrit, ce que rend impossible l'anonymat des machines d'imprimerie.
L'édition moderne crée par conséquent la confusion dans la destination sociale des textes à usage magique, en permettant de croire à tout un chacun qu'ils sont conçus à son usage et que leur puissance se trouve à sa portée. Cette illusion magique, si l'on peut dire, constitue en réalité la négation des conditions d'accomplissement de l'opération magique. En effet, celle-ci se définit essentiellement sur la base d'un contrat social, noué entre une personne en quête de moyens d'action radicaux et un spécialiste aux pouvoirs reconnus, le magicien[9]. L'acte ou la séquence magiques ne prennent place qu'au terme d'une consultation qui détermine leur orientation et leur nature. C'est ainsi que le consultant porte sa demande à un magicien qu'il choisit en fonction de sa réputation, de ses connaissances spéciales, de ses résultats précédemment acquis. Il faut souligner ici que dans les sociétés ouest-africaines, en milieu musulman, le magicien et l'homme de religion ne sont qu'une seule et même personne. Lecture et écriture ont été introduites par l'islamisation et sont devenues l'apanage quasi-exclusif des religieux lettrés. La situation, de ce point de vue, est donc comparable à celle qui prévaut dans l'hindouisme et le bouddhisme où prescriptions magiques et activités cultuelles relèvent du même personnage. À travers le cas du lettré ouest-africain musulman, on s'aperçoit immédiatement que les rapports entre magie et religion sont posés d'emblée de façon problématique. Mais revenons à la consultation où se noue le contrat magique.
Le couple du contrat magique
Le demandeur, le plus souvent un adulte masculin, se présente seul et expose un besoin, un problème, un désir qui, en son for intérieur, le préoccupe et qu'il n'a pas la possibilité, lui semble-t-il, de satisfaire par les moyens habituels. Si c'est un individu seul qui vient consulter, ce sont pourtant, dans un grand nombre de cas, les autres qui constituent l'objet de sa consultation et de sa demande d'intervention magique. Et dans ces cas, on attend de la magie qu'elle s'immisce dans les relations sociales, à l'insu des partenaires et en agissant sur eux, au surplus, par la contrainte. Le point de vue développé par la consultation ne concerne donc que les intérêts bien particuliers d'un individu, qu'il compte faire triompher, en modifiant par la force magique la conduite des autres (ou des choses) à son égard. Son désir d'être aimé par telle femme, de réussir électoralement, de s'enrichir subitement, de se venger de l'amant de sa femme, d'être libre d'agir à sa guise, etc., ne connaît d'autre règle que celle de sa satisfaction la plus immédiate, indépendamment de toute autre considération. C'est ainsi que le demandeur cherche à réussir par des moyens qu'il sait être de l'ordre de la contrainte et qu'il fait fi de la liberté d'opinion et d'action des personnes visées. Autrement dit, le caractère moral ou non de l'acte magique qu'il vient réclamer ne peut être défini que par la moralité ou l'immoralité de ses intentions, exprimées durant la consultation. Mais en réalité, dans la pratique, la question ne se pose jamais en ces termes et l'enjeu de la consultation se situe ailleurs.
Il s'agit, pour le magicien, de répondre à un défi. La requête présentée par le demandeur équivaut à une mise à l'épreuve des qualités qui fondent sa réputation, son statut et son gagne-pain. C'est donc bien la capacité du magicien à résoudre efficacement le désir exprimé par le consultant qui constitue l'enjeu principal de la consultation. L'exercice de la magie, comme celui de la sainteté, se situe dans un champ social concurrentiel où les dons et les réussites personnels créent des disparités de réputation, et donc de clientèle, considérables. Dans ce cadre, chaque consultation est une remise en cause, totale ou partielle, du statut du magicien et du rang qu'il occupe dans ce statut. En conséquence, la logique du contrat noué durant la consultation débouche, pour le magicien, sur l'obligation de prendre en compte, intégralement, la demande du consultant et d'aboutir, coûte que coûte, à sa satisfaction.
La magie et la morale sociale
La dynamique de l'articulation de la demande et de la réponse, en situation de consultation magique, aboutit à une conclusion très claire : les considérations morales sont totalement absentes de l'objectif poursuivi par le demandeur et par le magicien. À l'expression sans entrave des désirs intimes de l'un répond l'obligation de réussite de l'autre.
Il est d'autant plus difficile d'échapper à cette conclusion sur l'a-moralité de l'exercice magique que les attendus des documents talismaniques, livresques ou de terrain, fournissent un échantillonnage non équivoque sur certains résultats souhaités.
A. Dans le corpus manuscrit contemporain d'une vingtaine de textes magiques, de provenance soninké (Mauritanie), que nous avons analysés ailleurs (Hamès, 1983), se trouvent :
* Un talisman (ndeg.17) «pour qu'Allah fasse périr l'ennemi[10] (du demandeur)», en utilisant un extrait de la sourate 111 : «Périssent les deux mains d'Abû Lahab...» dont il faut écrire la fin à rebours.
* Un talisman (ndeg.5) pour «prendre la bouche d'un ennemi ou d'un puissant», «pour mélanger les mots dans la bouche de ton ennemi».
* Un talisman (ndeg.10) pour «émasculer (yaqtac dhakar) ton ennemi qui a commis l'adultère avec ta femme».
B. Dans un corpus manuscrit ouest-africain du début du 19e siècle[11], on découvre :
* De nombreux talismans «pour faire périr l'ennemi» dont il faut toujours écrire le nom sur du papier qui sera ensuite brûlé ou soumis à d'autres manipulations.
* Des talismans tout aussi nombreux pour contraindre à l'amour, par exemple «une femme qui ne boira plus, ne mangera plus, ne s'asseoira plus tant qu'elle ne t'aura pas vu».
* De même que des talismans «nouent la femme» et l'empêchent de commettre l'adultère, d'autres se proposent de «nouer le pénis» d'un éventuel compétiteur, de «faire mourir le pénis», voire de «faire mourir le fornicateur (az-zânî)» ou de «l'émasculer» comme dans le talisman du corpus soninké précédent.
* Un talisman qui «prend la bouche» et ne permet plus que d'articuler : d d d d d d...
C. Dans la littérature plus ancienne, le traité magique d'al-Fulânî (18e s.) contient des chapitres entiers sur les «travaux» à faire pour engendrer la haine (al-bughd) ou pour provoquer la dissociation de tout type de couple humain : époux, associés, amis, parents-enfants, etc. (op. cit., 468 et suivantes). D'autres «travaux» visent encore «à répandre le mal et la guerre, à faire couler le sang, à provoquer la tuerie entre ennemis» (id., 248 et ss); d'autres, toujours, sont destinés à «rendre malade, faire mourir et se venger d'un ennemi» (id., 487). Dans ce but d'ailleurs, un chapitre spécial est consacré aux poisons (as-sumûm) et le suivant, tout naturellement, aux contre-poisons (id., 615 et ss). On pourrait, à un degré moindre, tirer de l'ouvrage d'al-Bûnî (1ère partie surtout) des indications semblables.
D. À titre d'exemple ethnographique comparatif, parmi une littérature trop rare, nous lisons dans El Tom (1987, 239-242), à propos de talismans particuliers utilisés par les Berti du Soudan-Khartoum : «The hijâb called Batûta[12] clearly lend support to the exoteric knowledge about it, in that the verses which it contains are directly related to making a person invisible (...) it is the only hijâb which is used mainly for theft and adultery».
Nous n'insisterons pas, en regard des exemples ci-dessus, sur l'existence, beaucoup plus abondamment documentée, d'une talismanique à objectifs dits «bénéfiques» (guérisons, protections, promotions, etc.), considérée grosso modo comme conforme aux valeurs et aux usages de la société. Il fallait d'abord découvrir toute l'étendue du registre de la talismanique écrite et notamment sa partie occultée. Nous pouvons dire maintenant que ce registre, dans son ensemble, ne peut pas être analysé en termes d'opposition entre une magie «bénéfique» et une magie «maléfique». La magie islamique écrite est toujours «bénéfique» pour son utilisateur. C'est même cela qui la définit : elle est établie au bénéfice exclusif de ce dernier et, faut-il ajouter, à la plus grande gloire du magicien. Elle se situe de ce fait résolument en dehors des critères d'une éthique religieuse ou sociale. D'ailleurs, dans la pratique de la consultation, le magicien ne filtre jamais les demandes de ses clients, il ne les censure pas et lorsqu'il choisit, pour concevoir son talisman, les textes, les graphiques et lorsqu'il détermine leur mode d'utilisation, il ne le fait qu'en fonction d'un seul critère : l'efficacité. Le désir personnel et particulier du consultant chemine ainsi sans entrave, depuis son exposition orale durant la consultation, jusqu'à son aboutissement et à sa réalisation dans l'acte magique.
Un certain nombre de réflexions viennent se greffer sur cette situation tout à fait codifiée et institutionnalisée en Afrique occidentale où les consultations auprès des «marabouts» ou hommes de religion font partie du paysage social quotidien.
L'absence de tabou pesant sur l'expression des souhaits et des désirs intimes est pratiquée et connue &emdash; ne serait-ce que par ses très nombreux protagonistes! &emdash; mais pourtant officiellement niée. Aucun marabout ne voudra reconnaître, en situation sociale ordinaire, qu'il se livre à des manipulations pouvant créer des dommages à des biens ou à des personnes. Cette dénégation contribue, à la vérité, à préciser le problème car elle confirme que dans le discours social, la magie apparaît comme une accusation et concerne donc toujours les autres. En effet, interrogé, le marabout accordera volontiers que si lui-même ne pratique pas la magie «noire», d'autres, parmi ses confrères, s'y adonnent.
Le secret dont le magicien entoure l'ensemble de son activité, depuis sa formation &emdash; souvent en huis clos nocturne &emdash; jusqu'aux consultations, aux opérations magiques et à leurs effets[13], a pour vertu de créer un lieu et un temps où le tabou qui entoure la libre expression des besoins est neutralisé. Faut-il parler d'une déontologie du secret chez le marabout? Car enfin, la fonction sociale régulatrice, tout à fait réelle, de la consultation et de l'action magique, n'est possible que s'il y a rupture du tabou de la parole, c'est-à-dire éviction hors du champ magique des valeurs morales de la société. La régulation des tensions qui proviennent de conflits de personnes ou que génèrent les malheurs de la vie, s'effectue par l'accès à la parole, dans une écoute sans censure et par la réalisation (symbolique) des désirs, même les plus inavouables. Lorsque René Girard (1992) écrit que «la magie est un rempart contre la destruction sociale», il exprime très clairement l'idée que nous défendons, à savoir que le renvoi de la solution de problèmes sociaux de tous ordres dans la sphère des règlements symboliques individuels fait peut-être faire à la société l'économie de conflits d'ordre et d'ampleur proprement sociaux ou politiques. En conséquence, on peut dire que la consultation maraboutique et les pratiques magiques qu'elle induit, malgré des présupposés amoraux de départ, fonctionnent, dans les faits, comme une institution de rééquilibrage social permanent.
La transgression langagière et gestuelle des tabous sociaux, notamment de ceux qui entourent les relations amoureuses, se retrouve, sous une autre forme, dans les agissements des griots, dont une des fonctions consiste, dans la société mauritanienne par exemple, à évoquer ouvertement et en public les plaisirs amoureux, sujet impudique par excellence. Le griot peut dire tout haut &emdash; honte à lui, plaisir pour nous &emdash; ce que tout le monde doit garder par devers soi ou ne dévoiler qu'en compagnie intime. «Grâce à lui, le noble peut oublier provisoirement les dures contraintes de la réalité, les obligations de son rang et rêver ses désirs : ce qu'offre le griot pour vivre, ce qu'il offre de manière ouverte et officielle, c'est du plaisir et il apparaît en quelque sorte comme un professionnel du plaisir» (Guignard, 1975, 74; souligné par nous).
Paradoxalement, le caractère amoral de l'activité magique devient la condition nécessaire de la préservation de la morale générale à l'extérieur du cercle magique. Et la relation magique, quoique occultée par le secret, s'impose comme une institution sociale unique et en aucun cas marginale.
La magie et la religion islamique
Lorsque la consultation aboutit à un contrat et que, seule ou accompagnée d'autres actions, une prescription talismanique est décidée, les préparatifs et les techniques magiques proprement dites entrent en jeu. C'est à partir de ce moment-là aussi que se posent de façon plus concrète, les rapports entre magie et religion. En Afrique occidentale, le magicien se présente en effet, socialement et sans doute idéologiquement, comme un homme de religion ou comme un homme du sacré, à pouvoirs particuliers. Dans la mise en oeuvre de ses pouvoirs, il se conforme aux règles dégagées par Hubert et Mauss (1973, 15) à propos du magicien : «Ainsi, en pleine société, le magicien s'isole». La retraite préparatoire aux travaux magiques est désignée par le terme à consonance religieuse khalwa, qui se réfère aux épisodes de réclusion, de méditation dans l'isolement, des personnages mystiques soufis. Hubert et Mauss signalent également, à ce stade de préparation, l'observance de «rites préliminaires», comme la chasteté, la pureté, des ablutions préalables, le jeûne, tous comportements que pratique le marabout avant ou au moment de son travail magique et dont la connotation religieuse islamique est tout aussi manifeste.
Quant aux talismans chargés d'écritures, confectionnés aux tout débuts de l'islam sur papyrus et parchemins puis, à partir des 8e-9e siècles, sur papier[14], ils puisent dans le donné le plus puissant de la religion islamique, à savoir la parole divine, objectivée par l'écriture dans le Coran. Lorsqu'ils parlent de talismans ou d'amulettes, les analystes se contentent le plus souvent de signaler le simple fait du recours au texte coranique et imputent l'efficacité talismanique à la présence brute de la parole divine. En réalité le phénomène talismanique est beaucoup plus complexe et est fait de l'addition de multiples éléments signifiants. Par ailleurs, s'il emprunte à la parole révélée, il la retravaille presque toujours, la transforme, la «talismanise».
Le grand nombre de textes talismaniques que nous avons pu analyser, soit après leur utilisation, soit dans le cadre des recettes qui les préconisent, attestent tous de la présence massive d'extraits coraniques, le plus souvent accompagnés d'autres éléments écrits ou graphiques, et révèlent surtout un processus de manipulation du matériau coranique, tel que celui-ci perd de sa signification religieuse ou liturgique initiale pour s'adapter à la signification voulue par l'intention magique. Les procédures à l'oeuvre sont à la fois variées et de niveaux différents et nécessiteront encore, pour être inventoriées et analysées, de longs dépouillements. En tout cas, devant le caractère systématique de cette entreprise, nous avons proposé de parler de transformation du Coran liturgique en Coran talismanique, dans le cadre de son utilisation magique.
Une des procédures les plus frappantes &emdash; et peut-être la plus générale &emdash; consiste à faire du Coran une lecture à plat qui élimine absolument toute référence autre que le sens premier et trivial des mots : le contexte religieux, linguistique ou historique, disparaît. Prenons l'exemple de la sourate 86, versets 6 à 9, dans laquelle il est dit que l'homme «créé par une giclée d'eau, d'entre lombes et côtes, effectuera son retour sur décision divine le jour où les secrets seront mis à l'épreuve». Les commentateurs coraniques indiquent que le retour dont il s'agit pour l'homme (au sens générique) est celui du jour de la résurrection. En regard, nous avons trouvé, utilisée sur un pagne talismanique féminin, la seule phrase «Il effectuera son retour sur décision divine» et l'objectif de la prescription était un «retour d'affection» qui concernait un homme bien particulier pour la femme qui portait ce pagne. Dans la majorité des cas, «l'extraction» coranique se fait sans ménagement pour l'ordonnancement canonique du texte : celui-ci peut débuter et s'arrêter n'importe où, être abrégé, tronqué, déplacé, interverti, etc. Il peut même être transcrit en graphie arabe dite mutafarriqa, c'est-à-dire décomposé en lettres isolées ou encore être écrit à l'envers, en graphie mackûs[15].
L'ensemble de ces procédés dénotent une pensée de type magique dont les principes fondamentaux, comme le réalisme linguistique (le mot c'est la chose ou la personne) remontent à des pratiques mésopotamiennes et hellénistiques, récupérées, au même titre que la philosophie grecque, par l'islam des premiers siècles. Si l'on entrait encore dans le détail des conditions de fabrication des talismans puis de leur usage, on retrouverait un à un les petits et les grands rites de la religion islamique. Une des conditions, par exemple, du maintien de l'efficacité d'un talisman correspond aux conditions du maintien en état de pureté légale du musulman : le contact avec un objet ou un endroit souillés décharge ipso facto le talisman de son pouvoir, de même que la souillure empêche le musulman d'accéder au culte. Dans le même sens, à l'orée de son ouvrage, al-Bûnî (op. cit.) recommande instamment à son lecteur et utilisateur d'être en état de pureté légale, recommandation qui ne s'est jamais imposée que pour le Coran[16]. Autre exemple : l'efficacité d'un talisman ne commence à être effective, dans certains cas, que si le marabout prescripteur récite, à distance, des formules pieuses sur son chapelet. Ainsi, où que l'on tourne le regard, l'omniprésence des référents religieux, rituels ou symboliques, est complète. Quel sens faut-il leur donner?
L'intérêt de cette question est heuristique. Elle oblige à approfondir l'investigation et à faire notamment l'inventaire de ce que nous appelons «religieux». Or, à ce niveau, il y a une surprise. En feuilletant l'ouvrage d'al-Bûnî dans ce qu'il semble avoir de spécifique[17] &emdash; les carrés magiques construits avec des noms divins &emdash;, on s'aperçoit bien vite qu'il fait appel à d'autres données qui n'ont plus rien à voir avec l'islam. Voici, afin de situer le cadre de référence de ces données étrangères à l'islam, des extraits de recettes portant sur des noms divins.
Celui qui l'incruste (le nom divin qâbid) sur une feuille de plomb, à l'apogée de Saturne, etc. (suivent les résultats que l'on obtient) (al-Bûnî, op. cit., II, 168).
Celui qui le grave (autre nom d'Allah) sur une bague d'argent, à la première heure du vendredi, etc. (id., I, 87); al-Bûnî indique ailleurs que «la première heure du vendredi est dédiée à Vénus et qu'on y travaille les questions de passion amoureuse, de fiançailles et de mariages des femmes» (id., I, 17).
Celui qui le fait figurer (nom divin) sur une planchette de cuivre rouge avec le nom du tyran, à la première heure du samedi, lorsque la lune est en décroissance, etc. (id., II, 190).
On aura compris que les noms divins sont intégrés dans une procédure qui relève de l'astrologie et de la théorie des correspondances universelles, développées par les différentes antiquités. Ainsi, les métaux signalés sont en correspondance avec leurs planètes respectives et il en est de même pour les éléments constitutifs des noms divins, à savoir leurs lettres et leurs chiffres[18]. Certaines recettes d'al-Bûnî contiennent un long exposé de rituels astrologiques joints à des rituels islamiques (ablutions, séquences de la prière cultuelle) et à des rituels «correspondanciels» habituels en magie : fumigations, senteurs, essences de bois, couleurs, etc. De son côté, le traité «africain» d'al-Fulânî (op. cit.) est quasi-intégralement consacré aux rituels magiques des correspondances, fondés sur les astrologies antiques (hindoue, hellénistique, nabatéenne).
Les références à des religions ou à des systèmes philosophico-religieux différents et théologiquement exclusifs confirment, si besoin était, l'enracinement magique des pratiques talismaniques. Dans la logique de son contrat, le magicien cherche toujours à maximiser l'efficacité de son travail et dans ce but, il n'hésite pas à solliciter toutes les puissances connues de la tradition et à cumuler leurs effets. La magie ne se situe donc pas dans le cadre d'une pensée théologique ou métaphysique donnée mais bien dans celui d'une pensée de l'action. Sa relation avec le religieux n'emprunte aucunement le chemin des doctrines et des dogmes et ne peut donc, en l'absence d'intersection idéologique, entrer en conflit ou en accord avec lui. Elle l'utilise de façon instrumentale et lui applique ses propres règles de fonctionnement et sa propre logique coercitive. Ce que la magie reconnaît en définitive au religieux tient dans la puissance brute de ses éléments constitutifs.
D'un point de vue scientifique, les réflexions menées à partir des pratiques talismaniques islamiques conduisent à décrire ces dernières comme des pratiques magiques, à la fois amorales mais contribuant à l'équilibre et au contrôle social et a-religieuses mais se servant instrumentalement de la puissance des objets, des paroles et des rituels des religions. Ces conclusions apparaissent de manière relativement claire lorsqu'on porte l'attention, non pas d'abord sur le rituel magique ni même sur la personne du magicien mais bien sur le contrat social qui se noue entre ce dernier et son client et qui marie l'expression d'un désir intime avec l'obligation de la réussite.
[1] Constant Hamès est chercheur au CNRS (École des hautes études en sciences sociales).
[2] Toutes les citations dans cet article sont traduites par nous de l'arabe.
[3] De nombreuses éditions du Shams al-macârif sont en circulation. La première a été lancée au Caire, au début du 20e siècle. L'histoire de l'homme, s'il s'agit bien de lui, et de l'oeuvre restent un mystère, ce qui est un premier indice qui doit attirer l'attention sur l'importance de la question des rapports de la magie et de la société en pays musulman.
[4] Oeuvre étonnante qui attend des analystes. Voir pp. 239-272 de notre thèse : L'art talismanique en islam d'Afrique occidentale, EPHE, 5e section, Sciences religieuses, 1997, 450 p.
[5] Dans l'introduction (at-Tûkhî, 1992), l'auteur s'enorgueillit de la production de «plus de 30 ouvrages sur l'astronomie (ou l'astrologie?), la divination, la science des lettres, le magnétisme et la magie (`ulûm as-sihr)».
[6] Les premiers ouvrages arabes imprimés sortent des presses de Bulâq, au Caire, vers le milieu du 19e siècle. L'histoire et la sociologie de l'imprimerie et de l'édition arabes restent à faire.
[7] Sur le milieu social fermé des lettrés en Afrique de l'Ouest, voir Goody (1968).
[8] La rétention sociale des techniques de l'écriture et de la lecture, opérée par la classe lettrée et cléricale, a pour corollaire, faut-il le souligner, le maintien fonctionnel dans l'analphabétisme des autres classes de la société ouest-africaine. Il s'agit là d'un facteur social de blocage éducatif qui n'a pas été estimé à sa juste importance.
[9] Laissons de côté le cas particulier &emdash; qui n'est pas d'école &emdash; où le magicien devient son propre client; cette situation ne change rien aux principes de notre analyse.
[10] La talismanique laisse à l'appréciation des utilisateurs la définition de notions comme celle d'ennemi ou d'amoureux, ce qui lui permet de se situer délibérément en dehors du champ moral. H. Touati (1994, 273-275) souligne avec raison que «le lecteur idéal (des recettes magiques) n'est pas un lecteur univoque mais équivoque» et «qu'un lecteur peut toujours en cacher un autre».
[11] De provenance exacte encore incertaine, en cours de dépouillement.
[12] Le terme batûta, utilisé dans le même sens en Afrique occidentale, reste pour le moment inexpliqué. Son origine arabe probable (racines btt, avec ou sans t emphatiques) reste cependant encore hypothétique.
[13] Le talisman est souvent traduit par hijâb en arabe, ce qui signifie «voile», «écran», «clôture»; ce terme désigne aussi le voile ou foulard féminin dont la fonction talismanique est ethnographiquement attestée. Voir, par exemple, Chelhod (1965, 157).
[14] En fait, l'écriture talismanique peut s'appliquer sur n'importe quel support : tissus (drapeaux, vêtements), bois, métaux (avec incision), pierres, cuirs, peaux, corps humain.
[15] L'écriture coranique en lettres isolées ou à rebours déclenche les fulminations des censeurs. Voir, par exemple, les pages 13 ou 41 de l'ouvrage, d'inspiration wahhabite, de Bâlî (1991-92) qui se donne pour objectif de combattre la magie-sorcellerie et qui expose longuement des techniques et des cas détaillés d'exorcismes.
[16] Certains pourraient penser que l'état de pureté requis par al-Bûnî tient au fait que son ouvrage comporte des extraits coraniques mais cette règle n'existe pas dans la littérature islamique.
[17] Ibn Khaldûn (m. 1406), qui est historiquement et en l'état actuel de nos connaissances, le premier à citer al-Bûnî, le présente comme l'auteur des Anmât, c'est-à-dire des séries de noms divins enfermés dans des carrés magiques.
[18] Sans entrer dans le détail, chaque lettre de l'alphabet arabe correspond à un chiffre ou à un nombre et c'est la numérisation des noms divins qui permet à al-Bûnî de les inscrire dans des carrés magiques. La théorie mathématique de la construction des carrés magiques a été excellemment exposée par un auteur anonyme, contemporain d'al-Bûnî, dont le texte et la traduction viennent d'être édités. Voir Sesiano (1996).
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