Données ethniques : perplexité après la décision du Conseil constitutionnel

La décision du Conseil constitutionnel qui censure l'article sur les statistiques ethniques de la loi Hortefeux a plongé le monde des chercheurs travaillant sur les discriminations dans une grande perplexité. Chacun s'interroge sur le devenir des enquêtes scientifiques qui portent sur l'origine des personnes.


Leur désarroi est d'autant plus profond que, comme le rappelle Alex Türk, président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), l'article censuré avait pour objectif d'"encadrer (ces) recherches plus strictement, par un système d'autorisation préalable systématique".


Dans sa décision du 15 novembre, le Conseil souligne que, si les études sur la mesure de la diversité des origines peuvent porter sur des "données objectives", elles "ne sauraient, sans méconnaître l'article 1 de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la race". La loi informatique et libertés de 1978 - validée par le Conseil -, qui fixe le cadre des enquêtes statistiques, interdit elle-même toute référence à l'origine et à la race. Elle prévoit cependant huit cas (anonymat, consentement exprès...) dans lesquels le recueil de données ethniques est autorisé.


"Cette loi serait-elle aujourd'hui inconstitutionnelle ?, s'interroge M. Türk. C'est sur le fondement de ses huit exceptions que nous nous sommes appuyés jusque-là pour autoriser ce que le Conseil interdit aujourd'hui. Nous faut-il faire un travail d'inventaire et réexaminer ce qui existe déjà ?" "Nous ne savons plus quel régime juridique s'applique", déclare-t-il, en se disant "décontenancé".


La CNIL a d'ores et déjà retiré de l'ordre du jour de sa séance plénière du 22 novembre l'examen d'une enquête intitulée "Migrations africaines vers l'Europe". Menée par l'Institut national d'études démographiques (INED) dans le cadre d'un appel d'offres européen, cette enquête, à laquelle participent des universitaires africains, a vocation à prendre en compte les ethnies dans son analyse. "Comme le font les recensements dans ces pays, de même que toutes les études des africanistes", relève François Héran, directeur de l'INED, qui s'inquiète de l'impact que pourrait avoir la décision du Conseil sur la notoriété internationale des chercheurs français travaillant sur les discriminations.


L'INED se demande s'il ne va pas falloir récrire les questions posées dans les études en cours, qui font référence à la couleur de la peau et à l'origine. A commencer par celles de la vaste enquête sociale "Trajectoire et Origines (TeO)", menée avec l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : "En pensant à votre histoire familiale, de quelle (s) origine (s), de quelle (s) couleur (s) de peau vous diriez-vous ?" ; "Dans la vie quotidienne, à quelle fréquence vous parle-t-on de vos origines ou de votre couleur de peau ?" ; "Comment pensez-vous que les gens vous voient ?" Toutes ces questions ouvertes ont pourtant été validées par le Conseil national de l'information statistique. "Elles ne relèvent pas de données objectives, nous sommes dans le ressenti. Personne n'a de définition de la race", relève la politologue Nonna Mayer.


Les chercheurs s'attachent à rappeler que leurs études sont fondées sur le volontariat, l'anonymat et l'autodéclaration. Et qu'elles n'ont jamais eu pour finalité d'enfermer les individus dans des catégories ethno-raciales. "Nous ne faisons ni du comptage ni du fichage. Nous ne classons pas les individus en fonction de leur race, insiste Mme Mayer. La couleur de la peau, l'origine ethnique ne sont que des éléments parmi d'autres, dont nous regardons l'incidence pour comprendre des situations, des comportements."


"La race n'est et ne saurait être une réalité objective", renchérit le sociologue Eric Fassin. "Si les enquêtes se fondent sur l'autodétermination, ajoute-t-il, c'est précisément parce qu'elles ne reposent pas sur des données objectives : c'est l'enquêté qui se définit lui-même, par rapport à son expérience subjective de la discrimination."


Les constitutionnalistes se veulent rassurants. Pour Guy Carcassonne, "la décision du Conseil a pour finalité d'interdire toute catégorisation, tout ce qui pourrait s'assimiler à du comptage. Mais non les enquêtes sur le ressenti des discriminations par ceux qui en sont victimes". Le Conseil "ne dit pas que le traitement statistique est en soi contraire à l'article 1 de la Constitution", estime aussi Dominique Rousseau, tout en jugeant que de simples "réserves" auraient été plus appropriées qu'une censure.


Selon ces juristes, la décision du Conseil ne devrait donc pas a priori entraver les travaux des chercheurs. Il reste que, pour ces derniers, sa décision est dans leur domaine ce que sont les lois mémorielles pour les historiens : une intrusion politique dans leurs "travaux scientifiques".

Laetitia Van Eeckhout
Source : Le Monde.fr