FACE A FACE : TOURE KUNDA, AFRICAINS DU MONDE

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Sikhoutoure

Tidiane « Sixu » Touré. 65 ans. Partage son temps entre Poitiers, où il vit, Paris, où il répète, et les concerts qu’il continue de donner ici et là. Co-fondateur, en 1977, des Touré Kunda, premier groupe africain à avoir investi les scènes du monde entier.

Au coin de ce zinc où s’arriment ses habitudes, le récit s’éclaire d’une gestuelle saccadée. Comme s’il battait le rythme de son existence trépidante, Tidiane Touré accompagne ses éclats de rire de petites tapes sur le genou de son interlocuteur. Les anecdotes épousent le souci du partage, d’une communion déjà amicale qui ne saurait laisser de place au «vous ».

 

Depuis cinq ans, le natif de Ziguinchor, capitale de la Casamance, au sud du Sénégal, promène sa silhouette restée intacte dans les grandes largeurs de l’avenue de la Libération. C’est là, à l’écart de ses inlassables transhumances artistiques, qu’il coule des jours heureux et presque anonymes, au coté de son fils de 3 ans -le dernier d’une « couvée » de cinq enfants- et de son épouse, ophtalmologiste poitevine, rencontrée au soir des années 2000. C’était à la Carrière du Normandoux, c’était hier.

Pour un peu, le bonhomme passerait inaperçu dans le décor banal à pleurer de l’automne naissant. Et pourtant ! Le tout-Poitiers ne le sait sans doute pas, mais ce regard rieur qui perle sous cette casquette branchée est celui d’une icône de la world music. « On a dit de nous que nous avons été des pionniers, ce titre fait ma fierté. »

Pour des générations entières d’Africains, les Touré Kunda (littéralement « la famille éléphant » en soninke) font effectivement figure d’exemples, car ils furent les premiers «colporteurs d’histoires» de leur continent à séduire l’Hexagone, les premiers à conquérir le monde. « Sauf l’Océanie et les pays de l’Est », admet Tidiane. Partout ailleurs, leur nom résonne comme une référence d’émancipation musicale et culturelle, de mélodies dopées à la joie de vivre et aux influences reggae, comme dans le célèbre « Emma », double disque d’or, de textes soigneusement ciselés dans le marbre de l’éclectisme linguistique, baigné de mandingue et de français, de wolof et de dioula, de soninke et de créole portugais… 


Mon frère, mon ami, mon tout

L’histoire des Touré Kunda, c’est celle de leurs racines casamançaises, de ces retrouvailles juvéniles et parfois anarchiques autour d’un tam-tam de fortune, pour l’animation des mariages et des enterrements. C’est le culte de l’amour, la dénonciation des injustices et de l’exclusion, le combat contre la haine et l’indifférence. C’est enfin et surtout l’affirmation d’un lien à la vie à la mort entre Tidiane et son frère Ismaïla, initiateur du groupe en 1977. « Mon père avait quatre femmes et vingt-deux enfants, rappelle Tidiane. Ismaïla et moi n’avions pas la même mère, mais nous sommes nés à vingt-deux jours d’intervalle. Nous nous sommes toujours considérés comme des jumeaux. Il est mon frère, mon ami, mon tout. »

Le cadet a amorcé la pompe en migrant vers Paris. L’aîné, d’abord resté au pays pour soutenir son père cordonnier et épauler les agriculteurs du coin, a mis deux ans pour succomber à l’appel du large. «Â Mon frangin était persuadé qu’à deux, nous réussirions. J’étais moins convaincu. » L’échec du premier album commun, Mandinka Dong, écoulé à seulement sept cents exemplaires, faillit lui donner raison. Il fut pourtant un détonateur. «Â On a alors pris la décision de rompre le contrat qui nous liait à notre maison d’édition et de devenir nos propres producteurs. » Une rencontre fortuite accéléra alors le mouvement. «Â On a fait la connaissance du patron du label Celluloïd, qui nous a emmenés en Angleterre et fait rencontrer des musiciens jamaïcains, dont certains de Bob Marley. C’est là-bas qu’est né « Emma ». 


« La vraie référence pour les Africains et 
pour le monde, c’était lui, Mandela. »

La suite est connue. Une ouverture internationale sans précédent. Des concerts dans les plus grands pays (Etats-Unis, Chine, Japon…) et sur les plus belles scènes du monde, dont le Carnegie Hall de New York. « Je me rappelle qu’on a rassemblé 20 000 personnes à Ballard, en 1985, une première pour un groupe africain, jubile Tidiane. On a aussi fait trois Olympia, le Palais des congrès… Mais mon plus grand souvenir, c’est le concert de Ziguinchor, devant mes parents, en 1984. Mon père, qui ne croyait pas en nous et avait tout fait pour me retenir, était comme un gamin. Ce jour-là, c’était lui le fils. Pour un peu, je lui signais un autographe. »

Tidiane se noie dans l’exhumation des souvenirs. Il rappelle le décès de l’inspirateur musical de la fratrie, Amadou, victime d’une crise cardiaque lors d’une exhibition avec les « jumeaux », en 1983. Il se félicite de ces trois titres intégrés à autant d’albums de Carlos Santana. Il se goinfre encore de cette invitation de François Mittterrand à venir chanter devant Nelson Mandela en personne, à Vittel, à l’occasion d’un sommet des chefs d’Etat africains. « Rends-toi compte, j’avais mon micro devant son nez. La vraie référence pour les Africains et pour le monde, c’était lui, Mandela. » 

Trente-huit ans après leurs débuts, Ismaïla et Tidiane Touré continuent d’arpenter les scènes de France et de Navarre, en quête de nouvelles émotions, fidèles aux valeur qui ont façonné leur succès : l’humilité, la cohésion et la foi en leur destin. Des regrets ? Aucun. « Je suis un homme libre, sans interdit, lâche « l’éléphant». J’ai gagné beaucoup d’argent, j’en ai donné aussi beaucoup à ceux qui souffrent, là-bas, au pays. J’ai mis les miens à l’abri. Je suis en paix avec moi-même. » Une paix qui serait totale s’il concrétisait, un jour, le rêve de jouer à… Poitiers. Rien d’insurmontable lorsqu’on a déjà mis le monde à ses pieds. Casquette l’artiste.

Nicolas Boursier le 13/10/15 7apoitiers