"LES MAUVAISES COMPAGNIES"
Extrait du livre "Les Contes d'Amadou Koumba, de Birago DIOP, ed. Présence Africaine"
Nous remercions les Editions Présence Africaine pour nous avoir autorisé à publier ce conte.
Briève biographie de l'auteur
Birago DIOP est un poète et écrivain sénégalais (il est d'origines wolof) né en 1906 à Ouakam (une banlieue de Dakar), puis décédé en 1989, à Dakar.
Il fréquenta tour à tour l'école Coranique et l'école française dans son pays, jusqu'au baccalauréat. Il poursuivit ses études supérieures à la faculté des Sciences de Toulouse, et ensuite à Paris. Là, il participa à l'aventure de L'Étudiant noir, la revue littéraire que l'on considère comme l'acte de naissance du mouvement de la Négritude, et se lia d'amitié avec ses fondateurs, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Alioune Diop, Léon Gontran-Damas, Bernard Dadié...
Il écrivit ses premiers poèmes lyriques, sensiblement influencés par Verlaine, dès 1925, mais ce n'est qu'en 1960 qu'il publia ces poèmes de jeunesse, sous le titre Leurres et lueurs. Sa plus grande réussite littéraire demeure sans doute ses trois volumes de contes: les Contes d'Amadou Koumba (1947), suivis des Nouveaux Contes d'Amadou Koumba (1958) et des Contes et Lavanes (1963), peinture de la société traditionnelle de l'Afrique de l'Ouest, qui lui valut le grand prix littéraire d'Afrique noire en 1964. La force de son œuvre réside dans la verve et l'humour du conteur, mais aussi dans la puissance poétique d'un langage riche et imagé, qui ravive des thèmes aussi ancestraux qu'universels. Avec ces récits, dont la sagesse véhicule une subtile morale, Diop s'inscrivait dans la tradition des griots.
Nommé ambassadeur du Sénégal à Tunis, au lendemain de l'indépendance, il affirma vouloir renoncer à la littérature. Il présida alors, pendant plus de vingt ans, l'Association des écrivains du Sénégal, et dirigea également le comité de lecture des Nouvelles Éditions africaines. Mais il revint à l'écriture et consacra la dernière partie de sa vie à la rédaction de ses Mémoires, parues en cinq volumes (la Plume raboutée, 1978; À rebrousse-temps, 1982; À rebrousse-gens, 1985; Sénégal, du temps de..., 1986; Et les yeux pour me dire, 1989). Elles constituent un précieux témoignage pour comprendre aussi bien l'homme que son époque
- Avant-propos
Amadou Koumba est un personnage qui a réellement existé, c'était quelque part au Ferlo à l'Est du Sénégal. C'est un conteur, un griot, comme d'autres, il est celui qui transmet la parole, le message au fil des générations, depuis des millénaires. C'est lui qui relate à Birago Diop, des histoires, des contes et des légendes, rythmés par le tam-tam ou la calebasse.
Une profusion de sentiments saisissent le lecteur : la douceur, la gaieté, l'émotion se relaient. Leuk-le-Lièvre, Bouki-l'Hyène, Golo-le-singe, Gaïndé-le-Lion,… sont ces personnages qui nous plongent au fin fond de la savane, sous la douceur des palmiers, ce sont eux qui ont enchanté l'imaginaire des enfants d'Afrique, mais aussi des adultes.
Dans ces contes, les animaux donnent souvent des leçons aux humains mais la cruauté des hommes prend le pas sur l'innocence de l'animal.
Les défauts ne sont pas l'apanage de l'homme, et les animaux - acteurs - personnages - apparaissent avec leurs travers, ruse, paresse, débauche; tel Golo-le-singe, encore lui, mauvais sujet, querelleur, malicieux, menteur.
Saga animalière et humaine qui puise ses sources dans la vie elle-même, alchimie universelle entre les êtres et les éléments.
Trois contes, intitulés "Les mauvaises compagnies", rassemblent les acteurs animaux, le crabe, le rat, le caméléon, le coq, le crapaud, qui entretiennent des relations où la ruse et les coups bas qui l'emportent.
Au fil des récits, Amadou Koumba, conteur, magicien, poète, nous emmène dans un monde proche et lointain à la fois, celui de l'histoire des hommes et des animaux, toujours recommencée…
- Remarque importante
Birago Diop est d'origine wolof, ces contes sont plutôt communs à toutes les ethnies en Afrique Occidentale (même ailleurs dans toute l'Afrique… presque), les seules choses qui ont été " wolofisées " sont principalement les noms donnés aux animaux, sinon l'esprit global des contes n'a guère changé.
Ce conte " Les mauvaises compagnies " en quatre parties, est extrait du livre de Birago DIOP les Contes d'Amadou Koumba, aux Editions Présence Africaine.
LES MAUVAISES COMPAGNIES
-I-
Vivre seul et se moquer d'autrui, se moquer d'autrui de ses soucis comme de ses succès, c'est là, sans conteste, un sage et raisonnable parti. Mais ignorer absolument les rumeurs, les potins, et les cancans, cela peut amener parfois des désagréments au solitaire.
Si Kakatar-le-Caméléon, le Caméléon sage et circonspect jusque dans sa démarche, avait fraye plus souvent avec les habitants de la brousse ou même avec ceux des villages, il aurait su ce que tout un chacun pensait de Golo-le-Singe. Il aurait connu l'opinion des hommes et le sentiment des bêtes a l'endroit de cet être malfaisant, mal élevé, mal embouché, querelleur et malicieux, menteur et débauché, dont la tête n'était pleine que de vilains tours à jouer au prochain. Il aurait su pourquoi Golo avait les paumes des mains noires à force de toucher à tout, et les fesses pelées et rouges d'avoir reçu tant de coups. Leuk-le-Lièvre lui aurait sans doute dit pourquoi Golo n'était pas un compagnon souhaitable; Thile-le-Chacal, Bouki-l'Hyène et même Bakhogne-le-Corbeau lui auraient appris pourquoi Golo n'était pas à fréquenter assidûment. M'Botte-le-Crapaud lui aurait avoué que, pour sa part, jamais dans sa famille personne n'avait fait de Bagg-le-Lézard son compagnon de route, car il y a compagnon et compagnon; et que sans nul doute, la société de Golo-le-Singe n'était pas faite pour lui, Caméléon.
Mais Kakatar ne hantait pas les mêmes parages que tous ceux-là; et, s'il lui advenait d'aventure d'en aviser un sur son hésitante et titubante route, il savait prendre la teinte des objets qui l'entouraient. Jusqu'à ressembler à l'écorce d'un vieux baobab, aux feuilles mortes qui lui servaient alors de lit, ou aux herbes vertes contre lesquelles il s'adossait.
Un jour, cependant, au bord d'un sentier, Golo-le-Singe, qui passait en gambadant, put distinguer Kakatar collé contre le flanc d'une termitière.
- Oncle Kakatar, as-tu la paix ? salua Golo d'une voix doucereuse.
Force fut au taciturne solitaire, dont l'humeur était moins changeante que la couleur de la peau, de répondre à la politesse. Car " Assalamou aleykoum " n'est pas plus beau que " Aleykoum salam", et l'on doit payer, l'on peut payer cette dette sans s'appauvrir. Et puis, rendre un salut n'a jamais écorché la bouche.
- La paix seulement ! répondit donc Kakatar, de mauvaise grâce, il est vrai. Mais il ne connaissait assez Golo, s'il pensait être débarrassé de lui à si peu de frais.
- Où donc se dirigeaient vos jambes si sages, mon oncle ? s'enquit le curieux.
- Je m'en allais vers N'Djoum-Sakhe', expliqua Kakatar, que le singe approchait de si près qu'il commençait à prendre la teinte du pelage de son interlocuteur. Ce que voyant, et sans doute aussi la ressemblance aidant de leurs queues qui leur servaient à tous deux parfois de cinquième main, Golo se crut autorisé à plus de familiarité :
- Eh bien ! oncle, je t'accompagne et je me ferai facilement à ton allure.
Ils s'en allèrent donc tous deux vers N'DjOuro-Sakhe, Golo essayant en vain, dès les premiers pas de se régler à l'allure balancée et hésitante de son compagnon qui tâtait d'abord l'air et semblait à chaque instant chercher s'il n'y avait pas une épine sur son chemin. N'y tenant plus, Golo se mit à trotter à droite et à gauche, devant et derrière, pour revenir de temps à autre tenir un petit propos à son compagnon.
Le sentier n'était pas long qui menait a N Djoum-Sakhe, mais l'allure de ces voyageurs, dont l'un avait toujours l'air de marcher sur des braises ardentes et sautillait tout le temps et dont l'autre semblait avancer sur un troupeau de hérissons, l'allure de- ces deux voyageurs n'était pas des plus rapides. Le soleil ardait dur et dru au-dessus de leurs têtes qu'ils n'avaient pas encore parcouru la moitié de la moitié du sentier de N'Djoum-Sakhe. Golo et Kakatar s'arrêtèrent à l'ombre déchiquetée d'un palmier, en haut duquel pendait une gambe, une calebasse-gourde.
- Tiens, fit Golo, qui était au courant de tout, tiens, N'Gor espère ce soir une bonne récolte de vin de palme ; mais nous mouillerons bien nos gorges avant lui, car il fait vraiment trop chaud.
- Mais ce vin de palme n'est pas à nous ! s'ahurit Caméléon.
- Et puis après ? interrogea le Singe.
- Mais le bien d'autrui s'est toujours appelé: " laisse ".
Golo ne releva même pas la remarque ; il était déjà en haut du palmier, il avait décroché la gourde et buvait à grands traits. Quand il eut tout vidé du liquide frais, mousseux et pétillant, il laissa choir la gourde, qui faillit écraser son compagnon. Il redescendit et déclara :
- Le vin de palme de N'Gor était vraiment délicieux. Nous pouvons continuer notre chemin, mon oncle.
Et ils repartirent. Ils n'étaient pas encore bien loin du palmier lorsqu'ils entendirent derrière eux des pas plus assurés et plus pesants que les leurs. C'était N'Gor qui avait retrouvé sa gourde en miettes au pied de l'arbre, et non, comme il s'y attendait avec juste raison, là-haut, au flanc du palmier et remplie de vin de palme. Quand Golo, qui s'était retourné, l'aperçut, il pensa tout d'abord à se sauver et laisser son compagnon s'expliquer avec l'homme; mais il n'eût pas été digne de sa race s'il avait agi aussi simplement. Pensez donc ! et si Kakatar s'expliquait avec N'Gor et l'accusait, lui, Golo, qui prenait la fuite, pas assez loin certainement ni assez longtemps sans doute pour ne point tomber un jour ou l'autre entre les mains du saigneur de palmiers. Il s'arrêta donc et dit à son compagnon d'en faire autant, ce qui ne demandait pas beaucoup d'efforts à celui-ci.
N'Gor vint à eux avec la colère que l'on devine :
- On a volé mon vin de palme et cassé ma gourde. Connaissez-vous le coupable, si ce n'est l'un de vous deux ?
Caméléon se tut, se gardant bien d'accuser son compagnon de route.
- Moi, je le connais, fit le Singe.
Kakatar tourna un œil et regarda Golo.
- C'est celui-là, fit ce dernier en désignant d'un index le Caméléon.
- Comment, c'est moi ? suffoqua Kakatar, c'est toi qui l'a bu !
- N'Gor, dit le Singe, nous allons marcher tous les deux, ce menteur et moi, et tu verras que c'est celui qui titube qui a bu ton vin de palme.
Ayant dit, il marcha, s'arrêta bien droit :
- Suis-je ivre, moi ? demanda-t-il, _ puis il commanda : Marche maintenant, toi, Caméléon, toi qui dit ne pas être ivre.
Kakatar avança, puis s'arrêta en titubant, comme le font tous les Caméléons de la terre.
- Regarde, N'Gor, dit Golo, un buveur ne peut se cacher.
N'Gor prit Kakatar-le-Caméléon, le battit vigoureusement et lui dit en l'abandonnant:
- Si je ne t'ai pas tué cette fois-ci, remercie le bon Dieu et ton camarade.
N'Gor s'en retourna vers son palmier, et les deux voyageurs reprirent leur chemin. Vers le soir, ils atteignirent les champs de N'Djoum-Sakhe.
- J'ai froid, dit Kakatar, nous allons, pour me réchauffer, mettre le feu à ce champ.
- Non pas, certes, dit le Singe.
- Je te dis que nous allons incendier ce champ, affirma Caméléon, qui alla chercher un tison et mit le feu au champ.
Mais il n'en brûla qu'une partie et le feu s'éteignit vite. Les gens de N'Djoum-Sakhe avaient cependant aperçu la flambée. Ils étaient accourus et s'informaient:
- Qui a mis le feu à ce champ ?
- Je ne sais pas, j'ai vu la flamme et je me suis approché, déclara Kakatar.
- Comment ? s'étonna le Singe, tu ne veux pas insinuer que c'est moi qui ai incendié ce champ ?
- Puisqu'il ne veut pas avouer que c'est lui le coupable, regardez donc nos mains.
Ayant dit, le Caméléon tendit ses mains, la paume en était blanche et nette.
- Fais voir les tiennes maintenant, toi qui dis ne pas être l'incendiaire, commanda Kakatar.
Golo tendit ses mains, la paume en était noire comme celle de toutes les mains de tous les singes de la terre.
- Regardez, triompha le Caméléon, l'incendiaire ne peut se cacher.
On attrapa Golo, qui se souvient encore certainement de la correction qu'il reçut et qui, depuis ce temps-là, ne fréquenta plus jamais Kakatar-le-Caméléon.
- II -
Koupou-Kala, le Crabe aux longs yeux qui se balancent à droite et à gauche. Crabe qui n'a que deux doigts à chaque main, mais possède quatre pattes de chaque côté du ventre, ne sortait pas la journée durant et vivait tant que le soleil chauffait dans sa case sans lumière creusée dans l'argile. Il ne mettait le nez dehors que la nuit venue, quand les troupeaux d'étoiles entraient dans les pâturages du ciel. Pour ses sorties. Crabe choisissait de préférence les nuits où la lune fatiguée confiait à Bouki-l'Hyène la garde des troupeaux et non à Khand-n'dére-le-Tesson-de-canari. Car Crabe savait que Bouki mangeait un grand nombre d'étoiles et que la nuit en était plus sombre, tandis que Tesson-de-canari, en berger consciencieux, défendait le troupeau contre tout le monde, contre Bouki-l' Hyène, contre Sègue-la-Panthère, contre Gayndé-le-Lion, contre Thile-le-Chacal ; et le firmament, même en l'absence de Vère-la-Lune, était encore trop clair au gré de Koupou-Kala.
En ce temps-là, Crabe avait le dos rond, et c'était pour voir ce qui se passait derrière lui qu'il avait mis ses yeux au bout de deux petits bâtons. En ce temps-là aussi, il marchait, comme tout le monde sur terre, droit devant lui, et reculait comme chacun quand quelque chose l'effrayait dans la nuit noire.
Dans ses sorties nocturnes, il n'entrevoyait que N'Djougoupe-la-Chauve-souris à la gueule de chien, aux ailes en peau, il n'entendait que le hululement de la mère Chouette, la plus grande sorcière des bêtes de nuit. Il ne risquait donc point de croiser sur son obscur chemin Kakatar-le-Caméléon, le sage Caméléon aux pas circonspects, qui ne déambulait que sous le soleil brûlant. L'envie eût-elle même pris le sage lambin de s'aventurer à la lueur des étoiles ou au clair de lune, que Crabe ne l'eût certainement. pas remarqué, occupé qu'il était tout le temps à la quête de sa pitance. Crabe l'eût-il même par impossible remarqué, que fort probablement Kakatar n'aurait pas condescendu à lui raconter ce qui lui arriva le jour où il alla sur le sentier de N'Djoum-Sakhe en la compagnie de Golo-le-Singe. Kakatar le lui eût-il raconté, que sans aucun doute, Koupou-Kala n'en aurait tenu compte, et il s'en serait même moqué. Car, fréquentant la Nuit, Crabe pensait avoir beaucoup appris et croyait en savoir plus que beaucoup d'autres qui ne vivaient que le jour.
Un jour, trouver à manger devint difficile sous le soleil, et impossible en pleine nuit. Force fut à Koupou-Kala de ne point rentrer avant l'aurore et de continuer sa tournée pour avoir de quoi remplir son ventre; c'est ainsi qu'il rencontra Kantioli-le-Rat.
Kantioli, lui aussi habitait sous terre, mais il sortait de nuit comme de jour ; seulement, il marchait tellement vite à croire qu'il avait peur de sa longue queue; il marchait tellement vite qu'il n'avait même pas le temps de lancer un bonjour aux gens qu'il croisait sur son chemin. Encore moins avait-il le temps de s'attarder à des palabres, à écouter potins et ragots, à entendre celui-ci, à prêter son oreille pointue à celui-là. Il voyait bien, sur sa route, et cela chaque jour que Dieu faisait, M'Bott-le-Crapaud, Leuk-le-Lièvre et d'autres encore, dont Golo-le-Singe. Il n'avait jamais pris langue avec aucun d'eux ni reçu conseil de personne concernant ses relations, Golo ne l'avait pas arrêté à l'ombre épaisse d'un tamarinier, ni au pied d'une termitière, pour lui narrer ce qui lui était arrivé le jour où - par charité, aurait certainement prétendu l'impudent - il avait accompagné le lent, hésitant et indécis Kakatar sur le sentier de N'Djoum-Sakhe.
Des conseils des uns et des cancans des autres, Kantioli-le-Rat aurait peut-être tiré une leçon, à savoir : en matière de fréquentations, mieux vaut choisir ceux de sa race et de sa condition. Mais Rat était toujours trop pressé dans ses courses pour écouter et entendre quiconque, bien qu'il sût le plus souvent en quels lieux aller tout droit pour trouver sa nourriture.
Son allure fut cependant plus lente, moins franche et moins décidée ce jour où trouver à manger était devenu difficile et c'est pour cela qu'il s'arrêta en croisant Koupou-Kala-le-Crabe et salua celui-ci fort poliment :
- " Djâma n'ga fanane ? " (As-tu passé la nuit en paix ?) oncle Crabe ?
- " Djâma rek ! " (en paix seulement !)
Crabe, comme on peut le penser, ne disait pas tout à fait la vérité en rendant son salut. Mais allez donc vous servir d'une formule de politesse autre que celle que votre père et le père de votre père ont toujours employée. Lorsqu'on est bien élevé, répond-on que l'on va mal à quelqu'un qui s'inquiète de votre santé ? Cela ne s'est jamais entendu et ne s'entendra jamais tant qu'il y aura des gens qui ont reçu un semblant d'éducation. Serait-on à l'agonie que l'on doit toujours répondre, lorsque l'on a su un peu vivre, que l'on est en paix, en paix seulement. " Djâma rek ! " Que le corps est en paix, en paix seulement, " djâma rek ! ", le corps souffrirait-il de dix et sept maux ; que ta maison est en paix, en paix seulement, " djâma rek ' " n'y aurait-il rien à manger, et les femmes s'y disputeraient-elles de l'aube au crépuscule et bouderaient-elles du crépuscule à l'aurore.
Non encore au terme de sa quête infructueuse et de ses démarches inutiles jusque-là, Koupou-Kala ne fit donc aucun effort pour répondre selon l'usage au salut de Kantioli qui continuait à interroger :
- Où donc te conduisent tes nombreuses et savantes pattes ?
La question, bien que normale et attendue- de tout voyageur poli rencontré sur son chemin, dut paraître sans doute oiseuse à Crabe, car c'est d'une voix plus que sèche qu'il répondit ;
- Probablement sur le même chemin où te mènent les quatre tiennes. Sur le chemin qui remplira mon ventre.
Rat ne parut point se vexer du ton peu amène de son interlocuteur, et c'est fort gentiment qu'il proposa :
- Eh bien ! nous allons faire route ensemble.
Crabe acquiesça des deux yeux qu'il rabattit puis releva, et ils s'en allèrent.
Au milieu du jour, ils arrivèrent au pied d'un palmier dont les cheveux, attendant toujours que le ciel les tresse, entouraient des amandes gonflées de chair.
- Va chercher un régime d'amandes, toi qui grimpes si bien et qui as des dents si pointues, dit Koupou-Kala à Rat.
Rat grimpa, rongea le pied d'un régime et cria :
- Attrape, Crabe !
- Attends, dit Crabe, il faut que j'aille chercher de quoi me faire un coussinet pour la tête avant de porter le régime.
Et il s'en alla.
Il s'en alla trouver Fêtt-la-Flèche, qui, en ce temps-là, avait déjà le nez pointu, mais n'avait pas encore été chez Teug-le-Forgeron pour y mettre un bout de fer ; pour voler plus loin et plus haut, Fêtt se mettait aussi parfois deux plumes au derrière.
- Fêtt, demanda Crabe, si tu vois Kantioli-le-Rat, est-ce que tu seras capable de le toucher en haut d'un très haut palmier ?
- Certainement, répondit Fêtt-la-Flèche, que semblait indigner pareille question où perçait un doute sur sa puissance. Que mon père Khâla-l'Arc m'y envoie et tu verras !
- Nous le verrons, fit Crabe. Nous le verrons quand je dirai : allons-y !
Il s'en alla plus loin et rencontra Makhe-le-Termite :
- Mère Makhe, grande dévoreuse de bois mort, interrogea-t-il, si tu voyais Fêtt qui vole si vite, même sans ailes, et son père Khâla, pourrais-tu leur faire un boubou d'argile avant de les avaler ?
- Sans aucun doute je le pourrai, affirma mère Termite.
- Nous le verrons, quand je dirai : allons-y !
Et Crabe continua sa route et croisa Sékheu-le-Coq, à qui il demanda :
- Sékheu, toi qui réveilles le monde et remplis de terreur Mélinte-la-Fourmi, la terrible Fourmi, si tu rencontres Makhe-le-Termite, n'aurais-tu pas peur pour ton bec devant cette mangeuse de bois mort ? Oserais-tu la piquer ?
- Montre-moi une termite et tu verras, fît simplement le Coq.
- Nous le verrons quand Je dirai : allons-y ! Attends-moi là dit Crabe, qui s'en alla trouver Thile-le-Chacal.
- Thile, lui dit-il, si tu trouvais, sur ton chemin, Sékheu-le-Coq si vaniteux, qui fait tant de bruit et empêche le monde de dormir, pourrais-tu le saisir ?
- Bien sûr ! déclara Thile-le-Chacal.
- Nous le verrons quand je dirai : allons-y !
Et Crabe s'en alla voir Khatj-le-Chien.
' - Khatj, peux-tu attraper Thile-le-Chacal qui ne marche ni ne court tout droit ?
- " Wawaw ! Wawaw ! " (Oui ! Oui !) répondit le Chien.
- Nous le verrons quand je dirai : allons-y ! Viens avec moi.
Et Crabe retourna sur ses pas, accompagné de Khatj-le-Chien. En chemin, il dit à Thile-le-Chacal, à Makhe-la-Termite, à Sékheu-le-Coq, de suivre ; il prit Fêtt-la-Flèche et son père
Khâla-l'Arc.
Quand ils furent tous au pied de l'arbre, au sommet duquel Kantioli-le-Rat attendait toujours, tenant son régime d'amandes de palme, Koupou-Kala-le-Crabe cria : allons-y !
Alors Khatj-le-Chien attrapa Thile-le-Chacal, Thile mordit Sékheu-le-Coq, Sékheu piqua Makhe-la-Termite, Makhe entoura d'argile Khâla-l'Arc, Khâla lâcha Fêtt-la-Flèche, qui alla toucher Kantioli-le-Rat, et Kantioli laissa tomber le régime d'amandes sur Koupou-Kala-le-Crabe, qui, de ce jour-là, eut le dos aplati et marche depuis vers sa main droite et vers sa gauche, mais jamais plus droit devant lui.
- III -
Koupou-Kala-le-Crabe qui, une fois dans sa vie sortit en plein soleil, s'était juré de ne plus fréquenter ni les bêtes à poil ni le peuple à plumes. Il ne s'était jamais vanté de ta mésaventure qui lui aplatit le dos pour toujours, le jour où en compagnie de Kantioli-le-Rat, il avait voulu jouer à celui-ci un mauvais tour, un tour de Crabe. Non seulement à Kantioli, mais à d'autres aussi, à Fêtt-la-Flèche et à son père Khâta-l'Arc, à mère Makhe-le-Termite, à Sékheu-le-Coq, à Thile-le-Chacal. De cette équipée, seul Khatj-le-Chien était sorti sans dommage. Car Khatj-le-Chien, à condition qu'il ait pris un peu d'âge et reçu quelques coups en sa jeunesse, se montre le plus sage des sages parmi les bêtes. Khatj-le-Chien pouvait fréquenter sans pâtir quiconque. Cela, c'est Leuk-le-Lièvre qui l'affirmait, et si Leuk-le-Lièvre l'affirmait, on pouvait le croire sans peine, car il connaissait son monde.
Ni Kantioli-le-Rat, ni Khâla-l'Arc, ni Makhe-le-Termite, ni Sékheu-le-Coq, ni Thite-le-Chacal n'avaient soufflé mot de ce qui leur était arrivé.
L'eussent-ils crié à haute voix aux quatre vents du firmament que Ganar-la-Poule, qui pourtant souvent tend l'oreille en penchant la tête, ne l'eût pas entendu. La quête des grains épars au pied des mortiers est une besogne trop absorbante pour que l'on perde son temps à écouter d'autres rumeurs que le froissement des ailes de Sotjènete-la-Sauterelle aux coudes pointus, de Sochète fille unique et orpheline, cousine de N'Djérère-le-Criquet à la famille innombrable ; que l'on perde son temps à écouter d'autres rumeurs que le Kèt ! Kèt ! Kèt ! des mandibules de Makhe-le-Termite rongeant le toit des paillotes ou la paille des clôtures.
Rat s'était promis de n'avoir plus affaire qu'aux longs-museaux et au peuple des fouisseurs. Fêtt-ia-Flèche restait sur le dos de Khâla-l'Arc son père et ne faisait plus de commission pour personne.
A supposer que Ganar-la-Poule l'écoutât, mère Makhe-le-Termite ne se fût point aventurée certainement à venir ouvrir son cœur à Ganar, car elle n'avait pas une confiance des plus aveugles dans les yeux de celle-ci qui aurait pu - l'on ne sait jamais - la confondre avec un grain de riz mal décortiqué.
Trop imbu de son métier d'époux, et sachant assez bien ce qu'il faut dire et ce qu'on ne doit pas confier aux femmes, Sékheu-le-Coq ne s'était pas abaissé à conter à Ganar-la-Poule une histoire dans laquelle il n'avait pas tenu un rôle trop reluisant.
Ce n'était point par crainte de Ganar-la-Poule - on le pense - ni de Sékheu-le-Coq - on s'en doute - que Thile-le-Chacal ne hantait pas les mêmes lieux que ces gens à plumes qui ne volaient pas bien loin ni très haut et qui marchaient sur terre. Mais Sékheu-le-Coq et son épouse vivaient plus souvent avec les hommes que dans la brousse, et les hommes avaient des gourdins, des épieux et même parfois des bâtons qui crachaient du feu. Thile-le-Chacal n'avait donc pas eu l'occasion de narrer à Ganar-la-Poule ses malheurs.
Seul Khatj-le-Chien aurait pu lui raconter comment les choses s'étaient passées. D'abord parce qu'il s'en était tiré à son honneur et à son avantage, ensuite parce qu'il fréquentait Ganar-la-Poule. Pas aussi assidûment que Sékheu-le-Coq, bien sûr et pour cause, mais assez souvent pour lui rapporter les ragots du village et même les cancans de la brousse. Car Khatj-le-Chien est le Maure des Animaux, c'est te plus indiscret des indiscrets.
Mais si Khatj est le plus grand des indiscrets, s'il possède la langue ta plus longue du monde, il ne rapporte que ce qui lui plaît, et il ne le rapporte qu'à ceux qui lui plaisent. Et Khatj-le-Chien jugeait souvent Ganar-la-Poule indigne de ses confidences, car il la prenait pour la plus stupide des bêtes et même des bêtes vêtues de plumes. Il comprenait très bien pourquoi dans le village les mamans défendaient aux petits enfants de manger de la cervelle de poulet, en effet, la cervelle de poulet trouble l'intelligence, comme une motte d'argile fait d'une calebasse d'eau. Khatj-le-Chien comprenait, et excusait même, avouait-il parfois, les mégères qui attendaient d'avoir à chasser Ganar-la-Poule égarée dans la case ou dans la cuisine, pour soulager leur noir cœur chargé de fiel, pour faire des allusions et dire des malveillances à l'adresse de leurs voisines. Personne ne s'y trompait, et seule Ganar-la-Poule prenait ces injures pour elle-même.
Si Ganar-la-Poule était bête, c'est parce qu'elle n'avait jamais voulu demander conseil à Nène-l'Œuf, qu'elle n'a jamais considéré comme son aîné.
On voulut un Jour savoir qui de Nène-l'Œufet de Ganar-la-Poule était le plus âgé. Kotj-barma, le sage Kotj, avait répondu : Nène-l'Œuf. Car Nène-l'Œuf savait beaucoup plus de choses que Ganar-la-Poule et bien avant elle. Si dès la création du monde, Nène-l'Œuf n'avait pas su entre autres choses que Dodje-le-Caillou n'était pas pour lui un bon compagnon de route, Ganar-la-Poule ne serait jamais venue sur terre. Nène-l'Œuf ne s'était donc jamais oublié jusqu'à frayer avec Dodje-ie-Caillou et Ganar-la-Poule put ainsi arriver à terme.
Sortie de l'Œuf, ta Poule avait grandi ; mais malgré son âge elle n'arrivait pas à reconnaître le chemin qui conduit au marché, n'y étant toujours allée et n'en étant revenue que pendue à l'envers, les pattes ficelées et la tête en bas, au bout d'un bras ou d'un bâton posé sur l'épaule, alors que tout le monde, bêtes et gens, s'y rendaient et en revenaient sur leurs deux jambes et sur leurs quatre pattes.
Si Ganar-la-Poule avait demandé conseil à Nène-l'Œuf, qui est son père et son fils, et qui savait beaucoup, Nène-l'Œuf lui aurait appris entre autres choses que pour prendre de bons compagnons il faut choisir parmi ceux de son âge ; que pour être bons convives, rien de mieux que d'avoir des mains droites de même largeur, des mains qui, puisant dans une calebasse, font des boulettes de couscous de même grosseur, peu importe ensuite ta grandeur de la bouche ou la grosseur du ventre de chacun.
Cette leçon, c'est Khatj-le-Chien qui la donna un jour à Ganar-la-Poule. C'est la seule qu'elle ait pu retenir, et il n'est même pas certain qu'elle l'ait retenue toute.
Les hommes n'étaient pas encore revenus des champs. Les femmes étaient au puits et les enfants a leurs jeux. Sur le foyer entre les trois cailloux duquel Safara-le-Feu, faute de quoi manger s'était assoupi, Tjine-la-Marmite s'était refroidie quand Khatj-le-Chien s'approcha, suivi de Ganar-la-Poule La marmite était pleine de riz, dont les grains de 'dessus étaient déjà secs, car toute l'huile était descendue au fond.
Khatj, qui savait ce qu'il en était, avait, dès son arrivée, enfoncé son museau tout au-dedans et se délectait des grains gras et ruisselants d'huile. Ganar-la-Poule, elle, ne picorait que les grains secs de dessus.
Quand ils eurent tous deux le ventre plein, Khatj-le-Chien retira son museau aussi gras qu'une motte de beurre et dit à sa compagne :
- Amie, tu as vraiment beaucoup à apprendre. Sache pour commencer que l'on ne doit manger d'un mets qu'après s'être assuré de ce qu'il y a au fond du plat.
C'est depuis ce jour que Ganar-la-Poule gratte et éparpille tout ce qu'elle trouve avant d'y mettre le bec.
- IV -
Aux yeux de ses parents, M'Bott-le-Crapaud était encore trop Jeune sans doute. Toujours est-il que ceux-ci n'avaient jusque-là jugé utile de lui apprendre que quelques rudiments de ce qui faisait le fondement de la sagesse du clan. S'ils lui avaient conseille de ne point frayer avec Bagg-le-Lézard, qui ne savait que courir tel un esclave faisant une commission pour son maître; s'ils lui avaient, maintes fois déjà, recommandé de se méfier de Djanne-le-Serpent, qui savait, si fort à propos prendre la teinte et la forme d'une liane ; de le fuir même quand il se déshabillait et laissait son boubou contre l'écorce des branches fourchues, ils avaient Juge que ses oreilles étaient encore trop frêles pour lui conter la mésaventure qui arriva à leurs aïeux par la faute de l'un d'eux trop ambitieux; mésaventure où faillit périr, à jamais, tout le peuple des crapauds.
Il y avait de cela des lunes et des lunes, des mares s'étaient remplies de l'eau du ciel et s'étaient desséchées aux ardeurs du soleil, l'on ne savait plus combien de fois ; des générations et des générations de crapauds ont passé depuis sur terre et rempli de leurs voix des nuits incalculables, qui, depuis, sont ailées rejoindre les ancêtres, lorsque l'arrière-arrière-grand-père de l'arrière-arrère-grand-oncle de Mamou-Mamatt M'Bott, l'arrière-grand-père des grands-parents de M'Bott-le-Crapaud avait rencontré sur son chemin la fille du vieux Calao, la terreur du peuple serpent, et en était tombé amoureux. Il avait demandé la fille serpentaire en mariage. On la lui avait accordée.
Un Jour le vieux Calao, dont la vue avait beaucoup baissé, flânant de son pas lent et balancé, avait rencontré sur un sentier un crapaud ; celui-ci n'avait-il pas eu le temps, ou peut-être simplement l'intention de le saluer? (Car il ne faut point croire que tous les crapauds furent toujours, ou sont devenus de nos jours, d'une politesse extrême.)
Le vagabond sautillant ne s'expliqua pas. A supposer qu'il l'eût voulu faire, Calao-le-vieux ne lui en avait pas offert l'occasion ; projetant son long cou sur ce qui bondissait devant ses yeux qui n'étaient plus assez bons, il avait refermé son bec sur le crapaud qui tel une boulette de pâte de mil copieusement enrobée d'une sauce filante de gombo avait suivi docilement le chemin qui mène au ventre.
- Dire, avait pensé Calao-le-vieux, dire que j'ai failli terminer mes jours déjà si longs, sans connaître cette chair succulente, ni le goût du crapaud.
II s'en était revenu au village et avait raconté la chose à son griot.
- Maître, avait dit celui-ci, il ne tient qu'à vous de vous en régaler, toi, tes enfants et tes amis.
- Mais comment faire ? s'enquit le vieux serpentaire.
- Maître, un gendre refusera-t-il jamais à son beau-père une journée de travail au champ ?
- Pas chez nous.
- Ni ailleurs. Maître ! Demande donc au tien de venir payer sa dette de gendre en retournant ton champ. C'est un bon fils dans son village, il viendra avec ses amis et les amis de ses amis.
Il en fut ainsi, quand Calao-le-vieux envoya dire au mari de sa fille qu'il était temps qu'il vînt lui prêter ses bras, car la lune des semailles approchait.
Griots et tam-tams en tête, le gendre avec ses amis, les amis de ses amis et les amis de leurs amis partirent au premier chant du coq de Keur-M'Bott leur village, pour être à Keur-Calao avant leur lever du soleil. Ils y furent de bonne heure, et décidés à abattre une besogne digne d'eux, s'en allèrent tout droit au champ de Calao-le-vieux. Les tam-tams bourdonnaient, et les chants qu'ils rythmaient rendaient agréable le travail. Tam-tams et chants réveillèrent ceux du village, et le premier de tous, le Griot de Calao-le-vieux, qui alla dire à son Maître :
- Maître, je crois bien que votre festin est prêt.
Calao-le-vieux, sa progéniture, ses amis et leur progéniture s'avancèrent lentement vers le champ qu'ils entourèrent de tous côtés ; puis ils bondirent sur les laborieux crapauds occupés à arracher les mauvaises herbes et à retourner la terre- Griots, musiciens et chanteurs ayant été happés les premiers, les tam-tams et les voix se turent et l'on n'entendit plus, un long temps, que le clap-clap des becs qui se fermaient, s'ouvraient et se refermaient.
Sautillant, bondissant, boitant, les pauvres crapauds cherchaient à s'enfuir, pour finir dans la nuit noire des ventres des Calaos.
Seuls, trois d'entre eux, dont l'arrière-arrière-grand-père de l'arrière-arrière-grand-père de Mamou-Mamatt-M'Bott, l'arrière-grand-père des grands-parents de M'Bott-le-Crapaud, purent se sauver et vinrent raconter à Keur-M'Bott leur triste et tragique équipée.
Cette histoire du clan faisait partie de l'enseignement des jeunes crapauds ; mais seulement quand ils étaient sortis de leur première jeunesse. Voilà pourquoi M'Bott-le-Crapaud, trop jeune encore aux yeux de ses parents, ne la connaissait pas encore.
Voilà aussi pourquoi, certainement, à part Bagg-le-Lézard et, Djanne-le-Serpent, il aimait à lier conversation avec n'importe qui ; avec tous ceux qu'il rencontrait ou qu'il rattrapait sur le chemin du marigot ; et il y rencontrait et y croisait beaucoup de monde. Tout ce qui vole, rampe ou marche se rendait en effet au marigot, plus ou moins tôt dans la journée, plus ou moins tard dans la nuit. De ceux qu'il y trouvait ou qu'il croisait sur son chemin, il en était de polis et d'aimables, de bourrus et de grognons ; M'Bott-le-Crapaud saluait chacun et conversait avec certains. C'est ainsi qu'un jour, en le quittant, Yambe-l'Abeille lui dit :
- M'Bott, viens donc un jour jusqu'à la maison partager mon repas.
M'Bott ne se fit pas répéter deux fois l'invitation, car il avait entendu dire que Yambe-l'Abeille savait préparer un mets qu'aucun être au monde ne savait faire.
- Demain si tu veux, si cela ne te gêne pas, accepta-t-il.
- Entendu, à demain !
Le lendemain donc, M'Bott-le-Crapaud, revenant du marigot, ne se dirigea pas vers le vieux canari que ses parents lui avait cédé et qui lui servait de demeure. Il s'en alla, sautillant, plein de joie et d'appétit, vers la maison de Yambe-l'Abeille.
- Yambe, sa Yaram Djam ? (Abeille es-tu en paix ?) salua-t-il.
- Djama ma rek (En paix seulement) lui fut-il
répondu.
- Me voici ! se présenta poliment M'Bott.
- Approche, invita Yambe-l'Abeille.
M'Bott-le-Crapaud s'approcha de la calebasse pleine de miel, sur le rebord de laquelle il appuya l'index de la main gauche, comme doit le faire tout enfant bien élevé. Il avança la main droite vers le repas qui paraissait si bon, mais Yarobe-l'Abeille l'arrêta :
- Oh ! mais mon ami, tu ne peux vraiment pas manger avec une main aussi sale ' Va donc te la laver !
M'Bott-le-Crapaud s'en fat allègrement vers le marigot, top-clop ! top-clop ! puis revint aussi allègrement, clop-top ! top-clop ! et s'assit près de la calebasse. Yambe-l'Abeille, qui avait, sans l'attendre, commencé à manger, lui dit encore, quand il voulut puiser dans la calebasse :
- Mais elle est encore plus sale que tout à l'heure, ta main !
M'Bott-le-Crapaud s'en retourna sur le sentier du marigot, un peu moins allègrement, clop-top ! top-clop ! puis revint chez Yambe-l'Abeiile, qui lui refit la même réflexion.
II repartit au marigot d'une allure beaucoup moins vite, clop-top !... top !... clop-top ! Quand il revint de son septième voyage aller et retour, les mains toujours aussi crottées par la boue du sentier et suant au chaud soleil, la calebasse était vide et récurée. M'Bott-le-Crapaud comprit enfin que Yambe-l'Abeille s'était moquée de lui. Il n'en prit pas moins poliment congé de son hôte :
- Passe la journée en paix, Yambe, fit-il, en regagnant l'ombre de son vieux canari.
Des jours passèrent. M'Bott-le-Crapaud, aux leçons des grands et des vieux, avait appris beaucoup de choses; et, sur le sentier du marigot, il saluait toujours chacun et conversait toujours avec certains, dont Yambe-l'Abeille, à qui il dit enfin un jour :
- Yambe, viens donc un jour jusqu'à la maison, nous mangerons ensemble.
Yambe-l'Abeille accepta l'invitation. Le surlendemain, elle s'en alla vers la demeure de M'Bott-le-Crapaud, gentil et vraiment sans rancune, se disait-elle. Sur le seuil elle se posa et salua :
- M'Bott, as-tu la paix ?
- La paix seulement ' répondit M'Bott-le-Crapaud, qui était accroupi devant une calebasse pleine de bonnes choses. Entre donc, mon amie !
Yambe-l'Abeille entra, remplissant l'air du bourdonnement de ses ailes, vrrou ! vrrou ! ou !...
- Ah ! non ! Ah ! non ! fit M'Bott-le-Crapaud, Yambe mon amie, je ne peux pas manger en musique, laisse, je t'en supplie, ton tam-tam dehors.
Yambe-l'Abeille sortit, puis rentra, faisant encore plus de bruit, vrrou '... vrrou !,.. vrrou… ! vrrrou…!
- Mais, je t'ai dit de laisser ce tam-tam dehors ! s'indigna M'Bott-le-Crapaud.
Yambe-l'Abeille ressortit et rentra, faisant toujours du bruit, vrrou !... vrrou !...
Quand elle rentra pour la septième fois, remplissant toujours le vieux canari du bourdonnement de ses ailes, M'Bott-le-Crapaud avait fini de manger il avait même lavé la calebasse.
Yambe-l'Abeille s'en retourna chez elle jouant toujours du tam-tam. Et depuis ce temps-là elle ne répond plus au salut de M'Bott-le-Crapaud
(1) N'Djoum-Sakhe : Vise-grenier = pas bien loin.
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