Du cadet à l'enfant, le bouleversement des statuts et des normes en situation d'acculturation rapide

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Le fonctionnement traditionnel des sociétés africaines est basé sur le respect de hiérarchies sociales strictement organisées, au sein desquelles chacun des membres de la communauté trouve sa place particulière. Chaque individu jouit donc d’un statut social auquel sont liés de multiples prérogatives ou devoirs, conformément à des critères précisément définis par l’âge, le sexe, l’appartenance à tel ou tel groupe, tel ou tel lignage, voire telle ou telle caste, et par telles ou telles circonstances qui ont accompagné sa naissance.


Que deviennent alors, en situation migratoire, ces normes et règles sociales fondamentales qui conditionnent dans la société d’origine les relations sociales et le développement de chaque individu, tant dans le déroulement de sa vie quotidienne que dans la construction de son moi identitaire et de son devenir psychosocial?

Du cadet à l’enfant. Le bouleversement des statuts et des normes en situation d’acculturation rapide

Par Philippe Bernardet  du Centre d’Études Africaines de l'EHESS : 54, bd Raspail F-75006 Paris

PLAN

I. Une immigration différenciée

Diversité des projets migratoires

Diversité des profils et des modes de vie

II. Des statuts en pleine mutation

Diversification des statuts et dislocation des rapports intra-familiaux

Évolution de la place de la mère

La situation des mères, au regard du travail, induit parfois d’autres difficultés, notamment pour les plus jeunes enfants

Le nouveau rapport à l’autorité du père

L’impossible adolescence

Du « cadet » à l’enfant et la remise en cause du principe de seniorité

III. La réponse des communautés africaines

Les envois en Afrique

Les associations communautaires et juvéniles

Conclusion

Bibliographie

Notes

À cette question, nous nous sommes efforcés d’apporter un début de réponse, à travers des observations résultant d’une étude menée dans le cadre d’un appel d’offres du ministère de la Justice relatif à la Jeunesse en difficulté. C’est donc cet aspect de notre étude lancée et financée par le GIP Mission de recherche Droit et Justice, que nous présentons dans cet article, à partir tout d’abord des situations mises en lumière par cette recherche, et comparées par ailleurs aux informations recueillies dans les travaux que d’autres chercheurs ont avant nous consacré aux populations immigrées d’Afrique noire, sur les mêmes terrains.

Bénéficiant de notre expérience de terrain en tant que chercheurs africanistes, nous avons donc enquêté dans certains établissements scolaires comme auprès de professionnels de plusieurs administrations et associations de la région parisienne pour relever les situations rencontrées et les modes de prise en charge de jeunes en difficulté, issus de familles provenant des régions de l’Afrique subsaharienne. La recherche a été réalisée en partant du milieu scolaire, dans la mesure où c’est là que se repèrent en priorité les problèmes vécus par ces jeunes.

Des entretiens semi-directifs ou libres, donnant parfois lieu à plusieurs passages, ont été ainsi conduits de 1996 à 1998 par une équipe de six sociologues, anthropologues et psycho-logues, auprès de 145 personnes, sur deux sites principaux : Les Mureaux et MontreuilsousBois, mais également dans le Val-d’Oise, en Seine-Saint-Denis et dans quelques arrondissements de Paris (18,19 et 20e ), auprès des personnels de l’Éducation nationale, des Espaces Territoriaux, de l’ASE et de la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse), des tribunaux de grande instance de Versailles et de Bobigny, ainsi qu’auprès du personnel médical de divers CMP (centre médico-pédagogique) et CMPP (centre médico-psychopédagogique) comme des centres hospitaliers spécialisés de Bécheville et de Maison-Blanche, et auprès d’autres intervenants, notamment du monde associatif des communautés concernées, permettant entre autres l’accès aux jeunes et aux familles.

Financée par le GIP Mission de Recherche Droit et Justice (Bernardet, 1998), cette enquête uniquement qualitative, représente une première approche du sujet proposé en réponse à cet appel d’offres. Soulignons qu’il ne s’agissait pas d’étudier l’ampleur du phénomène de la délinquance et de ses modalités, ou des troubles du comportement chez les jeunes de ces communautés. L’enquête visait essentiellement à repérer les types de problèmes auxquels, en raison de leur origine sociale et culturelle, ils se trouvent plus spécifiquement confrontés, les types de réponses qui leur sont apportées, et les processus à travers lesquels, éventuellement, ces difficultés ont une incidence sur leurs comportements déviants, voire psychopathologiques, et sur leur participation individuelle et collective à des activités délictueuses ou criminelles. Bien que les difficultés d’accès du terrain ne permettent ici de rendre compte que de résultats fragmentaires, à valeur principalement indicative, il est intéressant de noter que ces résultats rejoignent néanmoins ceux de l’étude conduite à Lyon par l’équipe de Jacques Barou (Barou, Maguer, 1999).

La modification des statuts au sein des familles immigrées, originaires de ces régions, révèle notamment le bouleversement des normes en situation d’acculturation rapide. Compte tenu de ces bouleversements, l’enquête montre que, pour ces jeunes, la pré-adolescence et le passage au collège, apparaissent de plus en plus critiques vers l’âge de 12-13 ans. Toutefois ni cette acculturation, ni leurs conditions matérielles d’existence particulièrement précaires ne suffisent à rendre pleinement compte des troubles du comportement ou des comportements déviants ou délinquants observés chez quelques-uns d’entre eux par le personnel de l’Éducation nationale, les services socio-sanitaires ou de protection de la jeunesse. Une approche strictement culturaliste apparaît par ailleurs insuffisante, même si elle permet d’apporter un certain éclairage et des éléments de compréhension. Car, pour cerner de telles difficultés, il s’avère généralement nécessaire d’entrer dans le détail de l’histoire familiale et de la migration, notamment celle de la formation de l’alliance, laquelle peut avoir eu lieu en Afrique. Même lorsque cette alliance se constitue dans le pays d’accueil, de nombreux enjeux, propres aux sociétés africaines d’origine, se trouvent en cause, qu’il importe alors d’élucider pour déterminer des interventions susceptibles d’avoir une certaine efficacité dans la résorption de tels comportements. Le recours à l’histoire des groupes, des familles et des individus apparaît ainsi indispensable pour la définition des actions de soutien et de prévention.


I. Une immigration différenciée

Les populations africaines résidant en France se caractérisent par une origine géographique diversifiée, que renforcent des statuts sociaux contrastés, l’ensemble traduisant des projets multiples et variés et une pluriethnicité des réseaux de sociabilité dans lesquels s’inscrivent les jeunes au contact desquels ils construisent leur identité (Barou-Maguer, 1999,167). Les immigrés, originaires des zones sahéliennes (Mauritanie, Sénégal, Guinée-Bissau, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad), proviennent ainsi essentiellement du monde rural. En revanche, les personnes originaires de l’Afrique centrale comme du Golfe de Guinée, sont surtout issues des centres urbains. Dans ces foyers, la polygamie est plus rare. La taille des fratries est, ici, en moyenne de quatre enfants par famille. Leur origine sociale est également différente : petits fonctionnaires, enseignants, professions libérales, parfois [1].

Le premier de ces groupes est de loin le plus représenté, mais la diversification des aires d’origine s’accroît. Elle s’étend, ces dernières années, aux régions non-francophones d’Afrique (Barou, 1992a, Tribalat, 1993). Le poids des subsahariens, parmi l’ensemble des immigrés résidant en France n’a ainsi cessé d’augmenter depuis le milieu des années 1970, passant de 1,8% à plus de 5% de la population immigrée présente [2].

Les différences sociales, culturelles, religieuses sont importantes entre ces groupes : sociétés islamisées et principalement patrilinéaires, voire patriarcales dans les zones rurales du Sahel; christianisées et souvent matrilinéaires dans les centres urbains de l’Afrique côtière et centrale.

Si les deux tiers de cette population vit en Île-de-France, certaines villes de province connaissent des points de concentration de populations africaines (Sénégalais à Rouen). Les Maliens, originaires des cercles de Kayes et de Yélimané, de la vallée du fleuve Sénégal, sont majoritairement représentés à Montreuil-sous-Bois, centre historique de l’immigration malienne sur lequel nous reviendrons, compte tenu de sa spécificité. Les Cap-verdiens se retrouvent surtout en Seine-Saint-Denis. Des regroupements ethniques s’observent par ailleurs : Soninkés à Rouen, Peuls et Toucouleurs à Mantes-la-Jolie et aux Mureaux, par exemple.

À l’exception des Cap-verdiens, ces regroupements ethniques sont surtout le fait de familles d’agriculteurs-éleveurs, issus du Sahel, et notamment de la vallée du fleuve Sénégal (Soninkés, Peuls, Toucouleurs, Bambaras). Ces regroupements ont lieu non seulement dans certaines villes, mais encore sur certains quartiers, où un processus de ghettoïsation paraît en cours, comme au quartier de La Vigne-Blanche, aux Mureaux, par exemple, et dans une moindre mesure aux Musiciens. Bien que plus dispersée sur la ville de Montreuil, la population originaire de l’Afrique noire se concentre néanmoins dans le Bas-Montreuil, dans les cités Espoir et La Noue.

Diversité des projets migratoires

Dans les années 1970 et jusque dans la dernière décennie, le projet migratoire des agriculteurséleveurs des régions sahéliennes s’intégrait à un projet collectif d’amélioration des conditions de vie et de production au village, grâce à l’envoi d’une partie des ressources perçues en France.

L’immigration africaine est ainsi, d’abord masculine. Pour leur part, les femmes migreront jusque dans les années 1970, en premier lieu, dans les villes africaines ou resteront au village, car si, pour l’homme, le départ à l’étranger ne correspond pas à une rupture du rapport de parenté, celui de la femme constitue une véritable fracture souvent sans retour. Cette première absence des femmes du processus migratoire explique en partie la remarquable complexité des mécanismes migratoires à l’œuvre durant cette période. Les familles africaines élaborent à ce sujet des stratégies complexes pour maintenir les rapports de parenté et de dépendance, y compris au niveau économique. Durant cette première période, les femmes africaines savent qu’elles n’ont pas leur place en France. Elles n’arriveront qu’en 1975, après la mise en place de la politique du regroupement familial, et 15 années d’immigration des hommes, laquelle se caractérisa par la noria incessante des cadets, remplaçant à tour de rôle les aînés dans le pays hôte et les foyers d’immigrés, qui seront l’objet d’importantes luttes (Foyers de la SONACO-TRA [3] ) et d’une appropriation collective fortement organisée et hiérarchisée.

Les migrations en provenance d’Afrique centrale et côtière répondaient davantage, en revanche, à des projets individuels variés dont le principal motif demeure néanmoins la recherche d’une promotion sociale. Ainsi fournissent-elles la plupart des étudiants africains inscrits dans les universités françaises, mais recoupent-elles également, les thématiques de l’aventure comme de la clandestinité et, le cas échéant, de l’investissement dans divers trafics.

Diversité des profils et des modes de vie

La diversité de ces projets individuels, familiaux ou collectifs, se retrouve dans le rapport que les jeunes, issus de ces migrations, entretiennent avec l’Afrique. La plupart des jeunes des familles originaires de l’Afrique sahélienne tiennent ainsi à leur origine, même si peu d’entre eux s’inscrivent dans une perspective de repli communautaire, que l’on rencontre néanmoins, chez certains de leurs parents. Même si ces jeunes imaginent leur avenir en France, ils ne peuvent guère oublier l’Afrique ou, à tout le moins, l’ignorer complètement.

Les jeunes issus des migrations de l’Afrique centrale ou côtière paraissent en revanche beaucoup moins attachés à leurs origines. Par ailleurs, la plupart des jeunes issus des villes de l’Afrique côtière ou centrale, plus scolarisés, ont souvent côtoyé des Européens et joué avec leurs enfants. Les parents de ces jeunes estiment d’ailleurs que l’intégration de leurs enfants passe par une assimilation des habitudes françaises, alors que de nombreux migrants, originaires des zones sahéliennes, rejettent l’idée même d’assimilation et entendent préserver, voire réaffirmer, leur culture.

Si les femmes venant de l’Afrique côtière ou centrale sont généralement lettrées et ont pu être commerçantes, celles issues des zones rurales sahéliennes parlent en revanche très peu le français et sont souvent analphabètes. L’aide apportée aux enfants diffère donc d’un groupe à l’autre. Les rapports entre parents et enfants sont ainsi très contrastés.

Dans les familles issues des pays du Sahel, les échanges au foyer se font, avec les enfants, en langue vernaculaire. Dans la prime enfance, et jusqu’à la scolarisation de ces derniers, cela a pour conséquence qu’ils ne parlent généralement pas le français bien que nés en France. Les échanges verbalisés entre mère et enfant, demeurent très peu nombreux. Aussi la langue maternelle n’est-elle souvent qu’imparfaitement assimilée. Or il a été constaté que lorsque l’enfant s’est structuré dans la langue de la mère, il a davantage de chances d’acquérir rapidement un français plus riche. Tel n’est pas le cas, dans la population concernée par l’étude, y compris dans les familles d’origine urbaine, où les parents ont pourtant davantage tendance à s’adresser à leurs enfants en français. La plupart des échanges ont en effet lieu dans la rue, entre jeunes. Le vocabulaire demeure donc très limité. Les enfants disposent ainsi d’un français très pauvre, mais également d’une langue maternelle succincte. Ces difficultés de verbalisation ne facilitent pas les échanges entre les générations et empêchent le dialogue suffisant qui permet souvent d’éviter le passage à la violence, comme mode d’expression du refus, de la souffrance ou de la négation. Il arrive même fréquemment de voir des enfants d’une même famille s’insulter. Cette carence a d’autant plus d’effet que, dans le contexte culturel africain, la palabre constitue un mode privilégié de régulation des conflits qui ne trouve plus que difficilement en situation migratoire les moyens de son exercice.

Si les associations communautaires sont nombreuses, elles ne regroupent surtout que ceux originaires des zones rurales. Les Sénégalais, Maliens et Comoriens se regroupent ainsi en associations rassemblant les originaires d’un même village, et, dans ce cadre, organisent la solidarité, voire certains projets de développement au pays (construction d’un dispensaire, d’une école, forage de puits, irrigation, etc.). Mais ils se regroupent également sur une base ethnique et culturelle ou nationale, notamment les Maliens, qui ont souvent structuré les foyers sur un mode de vie communautaire fortement hiérarchisé. Certains foyers sont ainsi de véritables marchés de produits exotiques où chacun vient s’approvisionner. Plusieurs chefs de famille ont conservé le lit qu’ils y occupaient avant de faire venir femmes et enfants, et y retournent de temps à autre, maintenant ainsi des liens très étroits avec la communauté (cf. notamment Quiminal, 1991). Les jeunes vont également dans les foyers, notamment le dimanche, pour prendre un repas, rencontrer des parents et participer aux fêtes, même s’ils demeurent distants au regard des pratiques et rapports communautaires. Par contre, ceux originaires des villes de l’Afrique centrale ou côtière ont peu mis en place des structures d’entraide et de solidarité, en France, et moins encore de structures communautaires.

Contre toute attente, compte tenu de l’importance des échecs scolaires dans cette population [4], l’on constate néanmoins, une adhésion et une valorisation de l’école par les parents, quel que soit le groupe concerné, même si cette valorisation semble plus forte chez les familles d’origine urbaine, dont les parents ont souvent été scolarisés en Afrique, et même si celles originaires du Sahel regrettent que l’école française ne joue pas son rôle éducatif à l’instar de l’école coranique à laquelle de nombreux enfants sont également inscrits.

Chez eux, ou lorsqu’ils accompagnent leurs parents dans les foyers, ces enfants sont par ailleurs en contact avec les rudiments des diverses cultures communautaires africaines. Mais ils ont également accès aux divers clichés de la culture occidentale par l’intermédiaire de la télévision. Ils sont en outre tiraillés entre les attentes divergentes de l’école publique et de l’école coranique. Dans la rue, ils baignent enfin dans une sorte de sous-culture, centrée sur la violence et les codes d’honneur. Ces jeunes sont ainsi constamment pris dans des logiques contradictoires qui ne relèvent ni d’une seule, ni de deux, mais de plusieurs cultures, et dont l’ensemble ne paraît guère cohérent. Ce qui, pour certains, rend difficile la perception des principaux repères d’identité à partir desquels leur personnalité pourra se construire; mais ce qui devient, au contraire, pour d’autres, l’occasion de développer une remarquable adaptabilité aux multiples situations contrastées, auxquelles ils doivent faire face, gage d’une intégration plus aisée.

La situation matérielle des enfants et adolescents concernés par l’enquête demeure néanmoins très préoccupante (chefs de famille deux fois plus touchés par le chômage que ceux des autres communautés immigrées, surpopulation des logements, déficits alimentaires). De plus en plus, les chefs de famille, y compris pour les plus jeunes enfants allant à l’école primaire, sont retraités ou en pré-retraite. La baisse de revenus qui en résulte pousse alors davantage les femmes à travailler, d’autant que la préretraite ou la retraite du mari est l’occasion pour ce dernier de se rendre presque la moitié du temps au pays [5]. Les femmes se retrouvent alors, seules, chefs de famille; ce à quoi elles n’ont guère été préparées. Enfin, les enfants les plus âgés ont pu quitter le domicile, cependant que la ou les épouses du chef de famille, retourné en Afrique, se retrouvent avec les plus jeunes enfants, parfois encore scolarisés dans le primaire.

Pour importantes que soient les difficultés matérielles rencontrées par ces populations, celles-ci sont cependant tout à fait insuffisantes pour expliquer certaines difficultés d’insertion rencontrées par quelques jeunes, repérés par les institutions ou par les communautés concernées.


II. Des statuts en pleine mutation

 

Diversification des statuts et dislocation des rapports intra-familiaux

En situation d’immigration, le rapport entre hommes et femmes est en réalité fortement érodé comme l’ensemble des rapports familiaux et communautaires. Les politiques du regroupement familial ont ainsi mis de nombreuses femmes en situation d’extrême précarité, car nombre d’entre elles sont venues en touristes sans savoir que la régularisation ultérieure ne serait pas possible ou en faisant le pari qu’elles y parviendraient ensuite. Et elles se sont souvent empressées d’avoir un enfant pour tenter de profiter de sa nationalité française afin d’obtenir une régularisation a posteriori et renforcer leurs droits. Au village, elles ont souvent laissé quelques aînés pour aider les grands-parents, sans non plus savoir que la venue ultérieure de l’aîné ne permettra pas sa régularisation; le regroupement familial devant avoir lieu en une seule fois. Il importe en outre de souligner que le choix du ou des aînés restés au village pour aider des grands-parents, n’est habituellement le fait ni de la femme, ni de son mari, mais celui de membres de la famille élargie, restés en Afrique.

En France, au sein d’une même famille, voire d’une même fratrie, il existe en outre une grande diversité de statuts, contribuant à précariser et déstabiliser la famille dans son ensemble. Certains membres sont Français, d’autres étrangers, en situation régulière ou irrégulière. Certains sont les enfants des chefs de famille, cependant que d’autres peuvent n’être que des neveux ou des nièces, qui leur ont été confiés. Cette pratique de tutorat, qui consiste à confier un enfant à un frère ou une sœur, permet néanmoins, en France, de maintenir la scolarisation d’enfants difficiles, exclus des divers établissements proches des parents, en faisant héberger l’enfant par d’autres, résidant dans des secteurs plus éloignés; mais elle se rencontre surtout pour des enfants dont les parents sont restés au pays et qui les ont placés chez leurs oncles ou tantes installés en France. Les jeunes sont ainsi entourés d’un grand nombre de frères et sœurs, demi-frères ou demi-sœurs, comme de cousins et cousines.

Là-bas, il est en effet courant de confier un enfant à un parent afin de compléter sa formation et de le préparer à son futur statut d’adulte, notamment de mère, pour les filles placées chez une tante, ou pour aider un parent qui se trouve dans le besoin, voire pour honorer un ami. Dans l’éducation traditionnelle africaine, il est toujours très bien considéré qu’un enfant soit confié à différentes personnes, car, dans un tel contexte, l’être social doit l’emporter sur l’être individuel. Tout est donc fait pour éviter une trop grande intimité du jeune avec un partenaire adulte. Même si la mère est très présente dans les deux premières années de la vie de l’enfant, elle ne cesse par la suite de faire prendre celui-ci en charge par les autres femmes du village, ou par des petites filles d’une dizaine d’années qui le portent dans le dos à sa place. Après l’âge de deux ans, il n’est pas rare que l’enfant reste même plusieurs jours sans voir sa mère; d’autant que, passé ce délai, la mère, qui, dans l’intervalle, aura été interdite de tous rapports sexuels, pourra de nouveau rejoindre son mari. Confier son enfant à un adulte participe de cette stratégie qui vise à combattre toute personnalisation trop grande des rapports sociaux ou familiaux. Mais cette pratique tend – aussi bien en milieu urbain africain, qu’en situation d’immigration en Europe – à être progressivement détournée de son objet et peut déboucher sur une exploitation tant économique que sexuelle de l’enfant confié [6].

En outre, les familles qui se voient confier un enfant, n’osent généralement pas refuser, puisque cette pratique vise aussi à honorer celui qui en accepte la charge. On ne reprochera d’ailleurs jamais à une telle personne de ne pas s’être occupée de l’enfant. Or les familles en difficulté ne peuvent faire face à une telle charge. Aussi les délaissent-elles et s’arrangent-elles, pour qu’une institution les prennent en charge, ou bien ne leur donnent-elles que le strict minimum pour survivre. Cela explique en particulier que les services aient pu insister sur le prétendu désintérêt des parents pour leurs enfants, comme sur la précarité de certains jeunes, observée par les personnels des différentes institutions.

Un cas relevé dans notre enquête montre la complexité de certaines situations résultant de ces placements familiaux traditionnels, et les impasses auxquelles ils conduisent parfois, tant pour le jeune concerné que pour la famille d’accueil ou les services de prise en charge :

À l’âge de huit ans, une jeune Togolaise a été placée chez une de ses tantes paternelles résidant en France, par son père resté au pays. Vivant seule avec ses quatre garçons, cette tante, sœur aînée du père de l’enfant, travaillait à Paris comme aide-soignante à l’hôpital de la Salpétriêre et faisait également des ménages dans des établissements scolaires. Près d’un an et demi après son arrivée en France, la fillette commença à présenter des difficultés à l’école et des troubles du comportement au sein de sa famille d’accueil, justifiant six mois plus tard sa prise en charge par un centre médico-psychopédagogique, puis sa mise en classe de perfectionnement. Selon les explications de la tante, qui s’était présentée à la consultation comme sa mère biologique, l’enfant ayant eu des problèmes dès l’âge de trois ans avait subi un traitement au Togo pendant cinq ans. En France, avec l’interruption de ce traitement, les crises avaient cessé, mais la fillette restait mutique à la maison comme à l’école. Hésitant sur son orientation en raison de son niveau scolaire et de la difficulté à évaluer ses aptitudes, la psychologue du CMPP constata le traumatisme que représentait encore pour l’intéressée l’évocation douloureuse de son passé familial et la rupture avec ses parents biologiques. Il fut décidé de la placer en internat dans un EREA (Établissement régional d’enseignement adapté); ce qui eut des conséquences très bénéfiques sur son comportement. Devenue adolescente, elle s’ouvrit à son entourage et devint beaucoup plus communicative, s’adaptant tout à fait au fonctionnement de l’institution, en dépit de certaines difficultés scolaires persistantes. Sa situation posait toutefois, au moment de l’enquête, de grosses difficultés au personnel qui la suivait, car, à l’âge de dix-huit ans, qui désormais approchait, elle se retrouverait dans une situation juridicoadministrative problématique. L’adolescente pourrait bénéficier de la couverture sociale de sa tante, mais elle n’avait pas de pièces d’identité, et bientôt elle n’aurait plus de titre de séjour. Les professionnels du centre qui la suivaient alors se demandaient même si elle avait une existence administrative et une existence juridique quelconque.

L’on retrouve ici la question de l’absence du père et les problèmes des enfants confiés à d’autres familles, mais aussi le fait que la tante vive seule avec ses quatre grands garçons et sa nièce. S’y ajoutent des difficultés financières importantes, un lourd problème identitaire, de sérieuses questions quant à la situation légale de l’intéressée.

Remarquons enfin que si la tante invoqua en premier lieu les conflits sociaux et politiques violents au Togo et les difficultés économiques de ses parents pour expliquer son envoi en France, l’on ne saurait oublier que la tante était elle-même aide-soignante dans l’hôpital où elle adressa immédiatement l’enfant à son arrivée, alors que, dans son pays, celle-ci était déjà traitée par chimiothérapie depuis cinq ans pour des troubles convulsifs. L’on ne saurait également oublier que sa venue en France fut l’occasion d’arrêter, non sans effets positifs, le traitement entrepris au Togo, qui paraît avoir été inapproprié. L’hypothèse d’un envoi en France pour faire traiter des troubles récidivant au Togo, voire, pour faire échapper l’enfant à un mauvais sort, ne saurait également être exclue, surtout lorsqu’on sait qu’un tel motif est parfois reconnu et invoqué.

Cet exemple montre combien, en l’occurrence, il serait hasardeux d’imputer au seul placement les problèmes rencontrés par l’ensemble des protagonistes, et combien en ce domaine il importe de se garder de toute analyse réductrice.

Par ailleurs, comme on vient de le voir, lorsqu’un enfant est placé, en France, chez un oncle ou une tante, cela n’empêche pas les intéressés de déclarer leurs neveux ou leurs nièces comme étant leurs propres enfants. Ces pratiques ne manquent pas de rejaillir ensuite sur la régularité de la situation, tant de l’ensemble de la famille que celle de l’enfant confié, notamment lorsque celui-ci cherche à s’établir dans le pays hôte. Les législations récentes tendent en effet à criminaliser ceux qui hébergent des personnes résidant irrégulièrement en France et rendent ainsi très précaire la vie de nombreuses familles ayant accueilli tardivement l’un de leurs aînés, demeuré jusqu’alors au village, ou quelques neveux ou nièces, comme le veut la coutume.

Les réseaux organisés de l’immigration sahélienne, et notamment celle provenant de la vallée du fleuve Sénégal, ont par ailleurs pu, par endroits, assurer une insertion communautaire des membres en situation irrégulière. Comme le constate Mahamet Timera (1997,99), l’irrégulier a de plus en plus souvent des attaches familiales en France, parfois des racines ou une progéniture. Cet enracinement social délégitime les sanctions juridiques : comment peut-on être réduit à l’illégalité quand on a par ailleurs un statut familial en France, une situation professionnelle normale et régulière ?

Toutefois, la situation des sans-papiers n’est pas étrangère à la fragilisation des personnes sur le plan psychologique, alors qu’elle serait sans incidence directe sur le niveau de la délinquance. L’on observe ainsi, une tendance à vivre en marge, au repli sur soi, ou sur une famille restreinte; comportement par ailleurs associé à une culpabilisation pouvant gagner l’ensemble familial (cf. notamment Fassin, 1997). La nervosité, la susceptibilité exacerbée et, parallèlement, la tendance à se rebiffer, caractérise également ce type de situation, pouvant aller jusqu’à la mise à l’écart au sein même de la communauté d’origine.

À ces difficultés s’ajoutent les nombreuses humiliations dans les situations de contact avec l’administration, concourant à porter atteinte à la dignité de la personne et à l’image de soi, pouvant, par là même, avoir des conséquences sur le rapport de la personne à son propre corps et aller jusqu’au refus de vivre. L’isolement d’une famille peut encore naître d’un repli sur soi et d’une crispation sur les valeurs les plus traditionnelles, par rejet ou par peur du monde moderne; crispation qui va jusqu’au refus de contact avec d’autres membres de la communauté, non directement apparentés.

Contradictoirement, cet isolement d’un groupe familial, pouvant déboucher sur des problèmes psychiatriques, ou sur la délinquance de quelques adolescents de la famille, peut résulter d’une velléité de s’intégrer à la société hôte, en opérant une véritable rupture avec sa communauté d’origine, alors que la société du pays d’accueil s’avère précisément rejetante à l’égard de ceux qui ne peuvent bénéficier d’un soutien et d’une solidarité de leur propre groupe. Une velléité trop marquée d’intégration suscite d’ailleurs fréquemment, de la part de la communauté environnante, diverses tracasseries pouvant confiner à de véritables persécutions, rendant la vie impossible à ces individus isolés ou à ces familles, repliées sur elles-mêmes, qui ne tardent pas à relever d’une intervention d’ordre psycho-clinique.

Dans certains groupes où le chef de famille ne parvient plus à asseoir son autorité, des tensions peuvent ainsi apparaître, poussant chacun vers l’extérieur. Les enfants vivront alors de plus en plus dans la rue, rejoignant irrégulièrement le domicile pour prendre un rapide repas. Les coépouses, et notamment les premières arrivées, auront également tendance à rechercher n’importe quel travail pour échapper aux incessantes disputes.

Cette dislocation des rapports intra-familiaux peut conduire des chefs de famille à rompre le lien de filiation (menace suprême et classique en Afrique). Dans des cas extrêmes, et notamment lorsque l’honneur de la famille a été terni par l’action du jeune, l’expulsion du domicile familial peut être effective et définitive, le jeune étant alors censé ne plus faire partie de la famille. Cette évolution peut aboutir à la déstructuration complète des hiérarchies statutaires, et à l’apparition de fratries à problèmes.

Évolution de la place de la mère

Quoi qu’il en soit, la situation des femmes immigrées d’Afrique Noire apparaît particulièrement précaire. Si leur venue en France s’intègre à une recherche d’autonomie et à un projet d’accéder à un statut de citoyenneté, la situation qu’elles rencontrent en France les maintient en réalité davantage dans un rapport de dépendance, que certaines femmes lettrées dénoncent comme un colonialisme doux. Ce projet d’émancipation se heurte au conservatisme des hommes. Aussi constate-t-on l’importance croissante des divorces. On assiste en effet, ces dernières années, à un changement de comportement des femmes qui accusent les hommes de l’échec du projet migratoire familial, lequel comporte généralement, à l’origine, le retour au village, devenu peu à peu très problématique. De nombreux immigrés considèrent ainsi s’être fait piéger par la politique du regroupement familial et cela d’autant plus que la venue des femmes en France a marqué une certaine rupture avec les liens parentaux traditionnels du pays d’origine, rendant le retour plus délicat.

Bien des jeunes, objets de l’enquête, vivent ainsi dans des familles recomposées après avoir été déchirés entre plusieurs ménages. Le nombre de femmes seules avec enfants ne cesse de croître, non seulement du fait de l’augmentation des divorces ou de l’abandon de leurs maris, mais encore du fait du décès de ces derniers. Pour briser cet isolement, quelques-unes s’installent à plusieurs dans un même logement avec leurs enfants.

Lorsque le père est présent au foyer, son autorité est amoindrie par l’âge et le travail. Il n’a alors plus l’énergie suffisante pour s’occuper des plus jeunes. L’accroissement des conflits entre les parents, surtout dans les familles polygames, incite plus encore les enfants et adolescents à demeurer dans la rue et à se livrer au vol comme aux divers trafics. Toutefois, les problèmes de délinquance tendent désormais à supplanter ceux plus traditionnels du couple et de la polygamie. Les difficultés et conflits qui résultent de la polygamie, affectent cependant, principalement les familles issues des zones rurales du Sahel. En effet, lorsque les coépouses sont présentes, elles se livrent une concurrence acharnée pour l’appropriation d’une chambre ou pour affirmer certaines préséances, en utilisant les enfants pour étayer leur rivalité; ce qui concourt naturellement à perturber le climat familial. Ces conflits conduisent parfois le chef de famille à se séparer de sa première épouse, généralement mère de l’aîné(e), et porteuse de la plus forte autorité. Elle est alors renvoyée au village par son mari, voire répudiée. En ce cas, ses enfants sont laissés à la seconde épouse, qui n’y porte pas la même attention. En cas de répudiation, la première épouse peut également être amenée à vivre seule avec sa progéniture, le père n’apportant qu’un soutien matériel minime. De telles situations limitent les échanges au minimum entre enfants et parents, et expliquent, en partie, le sentiment de divers intervenants, d’un manque de communication au sein des familles en difficulté, même si, au village, cette communication demeure déjà réduite entre générations. L’éducation traditionnelle veut en effet que l’enfant se taise en présence de l’adulte, sauf si celui-ci lui adresse la parole. Un enfant bien éduqué ne parlera donc à ses parents que si ceux-ci le questionnent, mais il ne parlera également à ses frères et sœurs que si ses parents sont absents de la pièce où il se trouve. Lorsque les logements sont exigus et qu’adultes et adolescents se retrouvent ensemble, l’on voit donc que les échanges, même entre enfants, ne peuvent avoir lieu qu’à l’extérieur du lieu d’habitation. La rue est ainsi, même pour les mieux élevés, le lieu de la communication entre enfants et adolescents.

La situation des mères, au regard du travail, induit parfois d’autres difficultés, notamment pour les plus jeunes enfants

De nombreuses femmes africaines effectuent des travaux ménagers dans les bureaux, et sont ainsi absentes de leur domicile de 6 h à 9 h du matin et de 17 h à 21 h. Lorsqu’ils travaillent, les pères sont également très tôt absents du domicile. Parfois, lorsque les enfants partent à l’école, leurs parents ont déjà quitté le domicile; de sorte que certains enfants dorment tout habillés pour être prêts le lendemain matin et ne sont pas régulièrement changés, surtout lorsqu’il n’y a pas d’aîné(e) en âge de s’occuper des plus jeunes ou lorsque celui-ci ou celle-ci s’en montre incapable. Les mères sont encore souvent absentes lorsque les enfants rentrent de l’école, de sorte qu’ils restent souvent à la rue [7].

Inversement, les femmes sont-elles davantage présentes au logis que les hommes, non seulement parce que ceux-ci travaillent plus souvent que leurs épouses, mais encore parce que, le week-end, ils vont fréquemment dans les foyers de travailleurs rencontrer amis et parents sans y être toujours accompagnés de leurs femmes. Celles-ci sont donc davantage confrontées que les hommes aux difficultés nées de l’exiguïté des logements. Souvent, écrit Jacques Barou (1992b, 28), les hommes sont assez inconscients de ces difficultés. Ils gardent une attitude relativement distante, lointaine. Beaucoup d’entre eux ont passé une grande partie de leur vie dans des foyers de travailleurs. Ils sont habitués à ce milieu de socialisation. Ils y retournent d’ailleurs très fréquemment et ils y ont une vie communautaire très gratifiante, très intéressante. De ce fait, ils sont peu présents sous le toit familial et peu sensibles à toutes ces difficultés créées par la promiscuité existant entre les coépouses.

Les femmes africaines vivent ainsi dans des conditions d’autant plus stressantes que, dès leur plus jeune âge, elles ont intériorisé que l’avenir de leurs enfants dépend de leurs qualités d’épouse, de mère, de parente.

Le nouveau rapport à l’autorité du père

Soulignons par ailleurs que lorsque le père travaille, il revient à sa ou ses femmes d’effectuer les diverses démarches auprès des institutions. Ces démarches ne peuvent avoir lieu qu’accompagnées de l’un des adolescents qui pourra pallier les carences linguistiques de sa mère ou belle-mère. Les enfants les plus âgés de la fratrie finissent ainsi par jouer le rôle de tuteur de leurs propres géniteurs ou alliés.

Ce phénomène est évidemment accentué lorsque le père ne sait pas lire; ce qui est encore fréquemment le cas dans ce type de famille, ou lorsque la mère vit seule avec ses enfants. Il revient alors aux enfants, et pas seulement à l’aîné, lequel n’est pas toujours présent, de lire le courrier qui arrive, y compris celui pouvant concerner les enfants eux-mêmes, les factures, etc. Il n’est alors rien de plus facile pour ces jeunes et adolescents que de raconter n’importe quoi à leurs parents pour justifier leur absence plus ou moins prolongée du domicile ou de l’école. Une telle situation les habitue à la duplicité, à vivre en dehors de contraintes parentales habituelles, et à gérer, eux-mêmes, leur scolarité [8].

Cette pratique de la duplicité se renforce parfois des mensonges, que l’on pourrait qualifier d’institutionnels, auxquels certaines familles sont contraintes pour dissimuler une situation irrégulière en faisant passer pour le père naturel d’un enfant son oncle paternel, ou une tante pour sa mère, ou en rajeunissant les enfants arrivés plus tardivement afin de permettre leur inscription à l’école ou pour pouvoir bénéficier de certaines allocations ou, tout simplement, pour contourner la législation sur le séjour des étrangers en France. Les psychologues constatent d’ailleurs une grande confusion chez ces jeunes enfants.

Pour réaffirmer son autorité, le père ne dispose guère, ici, de la possibilité de mobiliser ses frères, comme ceux de sa classe d’âge, comme il pourrait le faire au village; de sorte qu’en cas d’insoumission de l’enfant, la réaction du père ne peut qu’être violente. De nombreux cas de maltraitance repérés par les services, s’expliquent par cette dynamique particulière des rapports familiaux en situation d’immigration.

La violence de certains pères, souvent invoquée par l’encadrement, renvoie ainsi à la perte d’autorité des parents, qui résulte des processus précédemment décrits, d’autant que les cultures traditionnelles de l’Afrique n’hésitent pas à utiliser la chicote qui n’était pas elle-même étrangère aux anciens rites d’initiation des générations précédentes. Les épreuves d’endurance physique sur les classes d’âge inférieur sont très fréquentes avant tout changement de statut du jeune initié. Elles visent à l’endurcir pour lui permettre d’assumer, plus tard, ses responsabilités, malgré des conditions de vie souvent drastiques. Il faut ajouter qu’en Afrique, l’enfant est intégré non seulement à une constellation familiale qui déborde amplement ses seuls géniteurs et les éventuelles coépouses de son père, mais qu’il s’inscrit encore dans le cadre de rapports de voisinage très ténus au sein de la communauté villageoise. En dehors de la concession de ses parents, l’enfant demeure sous la surveillance des membres des classes d’âge supérieur, notamment de la classe d’âge de ses parents, comme de celle de ses aînés. Il faut insister ici sur l’importance du principe de séniorité dans le fonctionnement basique des sociétés rurales africaines.

En outre, au sein d’une même classe d’âge, une certaine autodiscipline est organisée. L’aîné d’une même classe d’âge est considéré comme responsable de l’ensemble du groupe. Ainsi, lorsqu’un délit est commis par des enfants, les adultes ne cherchent pas à en connaître l’auteur. Ils sanctionnent le plus grand de la classe d’âge concernée, lequel fait ensuite redescendre la sanction sur les plus petits. Il y a donc une délégation de responsabilité et un pouvoir indirect des adultes sur la société enfantine; ce qui amène les enfants à être leurs propres éducateurs.

Laisser un enfant seul au village n’est donc pas un signe de délaissement ni de négligence. Cette responsabilité communautaire vis-à-vis de l’enfant se caractérise par un partage complexe, entre différents partenaires, non seulement des attributs de la fonction parentale, mais encore l’éducation – prise au sens large – technique, civique et culturelle.

Ainsi, la paternité et la maternité n’existent-elles pas comme on l’entend en Occident. Selon le système lignager, l’autorité, la succession, les règles d’alliance et la filiation changent selon qu’il s’agit d’une société patri- ou matrilinéaire.

En zone rurale, la fonction parentale, au sens où on l’entend en Europe, est encore souvent partagée par de nombreux parents et alliés, d’autant qu’aux lignages s’ajoutent souvent les classes d’âge, de sorte que l’enfant a pratiquement toujours plusieurs pères et plusieurs mères, même si ses géniteurs conservent une responsabilité particulière. Dans la plupart des sociétés patrilinéaires, tout oncle paternel peut être considéré comme un père, de même que toute tante maternelle peut être considérée comme une mère, au point que, dans certaines sociétés patrilinéaires, le terme de neveu n’existe pas (chez certains groupes peuls, notamment). La tante paternelle a souvent une place privilégiée avec laquelle se noue une relation de confiance. Chez les Wolofs, par exemple, la sœur aînée du père est désignée sous le terme de femme-père.

Dans les sociétés matrilinéaires, le frère aîné de la mère aura, en tant qu’oncle, une place privilégiée, notamment au regard de l’autorité qu’il peut avoir sur les enfants de sa sœur. L’oncle maternel exercera ainsi une sorte d’avunculat et les hommes de la classe d’âge du père seront appelés oncles.Le neveu ira fréquemment travailler durant quelques années sur la concession de son oncle maternel qui l’initiera aux travaux des champs. Il en héritera plus tard, bien que le père intervienne également dans l’éducation de son enfant. Les biens matériels et spirituels, comme le statut passent ainsi d’oncle à neveu. Selon son statut, et le système lignager auquel il appartient, tout membre de la communauté joue un rôle particulier auprès de l’enfant (rôle normatif, affectif, de protection), et entretient des relations particulières ou privilégiées (grands-parents, notamment), voire des relations de plaisanterie qui, parfois, subliment d’anciens rapports de concurrence, de rivalité ou d’hostilité entre castes ou sous-groupes ethniques.

Le père n’est donc pas porteur de l’ensemble, ni même de l’essentiel de l’autorité; laquelle repose surtout sur l’oncle paternel ou maternel. Au village, en cas de mésentente avec ses parents, ou lorsque la sanction infligée apparaît trop sévère, l’enfant peut se réfugier chez quelque parent. S’il peut être corrigé par tout adulte, il y aura toujours quelqu’un dans son entourage immédiat pour s’interposer, en contrepartie, entre lui et le parent qui outrepasserait son devoir de correction. Celui qui intervient comme protecteur de l’enfant doit alors prodiguer ses conseils tant à l’enfant qu’aux parents (sans jamais remettre ces derniers en cause de façon directe), afin d’apaiser le conflit. C’est également une obligation pour quiconque est informé du conflit.

Or, c’est tout ce réseau d’autorité et de protection qui disparaît presque complètement en situation d’immigration. Sur le père se concentre toute l’autorité, alors qu’il n’y a pas été préparé et qu’il ne sait comment en user ni, surtout, comment la moduler et à quel moment l’affirmer. D’où certains débordements que les divers services interprètent comme de la maltraitance et du désintérêt.

L’impossible adolescence

Dans la conception traditionnelle, non seulement l’enfant, mais encore l’adolescent et le jeune adulte, demeurent dans un statut de mineur, ou plus exactement de cadet. Pour sortir de ce statut, le jeune homme devra non seulement se marier, mais il lui faudra attendre parfois d’avoir un ou deux enfants avant d’acquérir le statut d’aîné et d’être l’égal des divers chefs de foyers. Dans le contexte de l’immigration, les jeunes adolescents vivent d’autant plus mal cette situation que l’école et la société hôte les incitent à prendre leur autonomie, en affirmant des choix personnels, alors que leurs parents ne s’opposent pas à la prolongation de leur scolarité dans laquelle ils voient un gage de réussite à venir. Poussés à réussir, notamment par l’école, ils se voient néanmoins refuser l’autonomie par leurs parents. En cas d’échec, plane sur eux la menace d’une dépendance renforcée qu’ils ne sont plus à même d’accepter. Ce statut particulier du jeune garçon au sein des familles sahéliennes est ainsi d’autant plus critique qu’il rend difficile l’accession à un statut d’adolescent, lequel demeure éternellement mineur et entièrement dépendant; ce qui le rend particulièrement fragile et influençable. Comme l’expliquent fort bien Barou et Maguer (1999,39), Le choix d’abandonner l’école de manière précoce que font certains s’explique par la difficulté à vivre cette contradiction permanente. Pour beaucoup, trouver un « petit job », c’est à la fois tenter de s’affranchir du statut d’éternel mineur qu’imposent les parents et se libérer de l’obligation de gérer les contradictions entre les attentes de l’école et celles du milieu familial. La prolongation de la scolarité au delà du baccalauréat est aussi la prolongation du vécu d’une position infériorisée dans la famille, ce que les garçons acceptent plus difficilement que les filles et ce qui explique, en partie, que les filles réussissent généralement mieux leurs études que les garçons. Cela explique également que les jeunes garçons issus des familles d’origine sahélienne, choisissent, en fin de collège, des filières courtes et professionnalisantes : CAP (certificat d’aptitude professionnelle), BEPC (brevet d’études du premier cycle, devenu en 1987 le DNP : diplôme national du brevet), baccalauréats professionnels. Comme le soulignent encore ces auteurs : ce choix traduit une volonté d’accéder le plus vite possible à l’autonomie financière, mais il n’entraîne souvent pas de conduite cohérente après la fin des études. Après cette étape, les jeunes ne poursuivent pas dans la filière techno-professionnelle qu’ils avaient choisie. Ils entrent sur le marché de l’emploi par le biais d’activités qui n’ont que peu à voir avec ce qu’ils ont suivi comme formation (...) Contrairement à ce qui se passe pour les filles pour lesquelles la prolongation de la scolarité permet l’affirmation de choix de vie personnels et l’accès à un statut plus valorisant au sein de la famille, les garçons vivent les études comme la perpétuation d’un statut d’éternels mineurs que leur vécu dans la société d’immigration leur fait de plus en plus mal supporter (ibid., 40). Les auteurs notent ainsi que les foyers d’hébergement sont, plus que tout autre, le lieu d’opposition entre les générations. Dans ces établissements, les règles de la vie communautaire sont encore très prégnantes. Toute autonomie et indépendance y sont refusées aux adolescents comme aux jeunes adultes.

Du « cadet » à l’enfant et la remise en cause du principe de seniorité

On le voit, l’idée de majorité légale est étrangère aux cultures traditionnelles africaines. L’enfant adulte est toujours un mineur face à ses parents (Barou, Maguer, 1999,38). Cette idée de majorité légale est également absente des foyers d’hébergement de la banlieue parisienne, comme elle l’est encore dans de nombreuses familles installées en France. Pour autant, lorsqu’ici le père se trouve seul investi de l’ensemble de l’autorité parentale, il n’a guère d’autres possibilités pour asseoir son autorité que de faire démonstration de sa force, si ce n’est de sa violence surtout si les rapports entre aînés et cadets se sont eux-mêmes relâchés dans la famille, de sorte que les aînés ne jouent plus leur rôle de surveillance et d’encadrement des plus jeunes. Un tel relâchement tend d’ailleurs à s’accroître, car chaque classe d’âge vit désormais séparément en dehors du domicile familial.

En outre, cette dilution du rapport aîné-cadet s’accentue du fait de la promotion des droits de l’enfant par l’école, comme par l’administration et l’institution judiciaire. Comme le souligne Jouan (1998,21): cette métamorphose du cadet en enfant bouleverse les relations intrafamiliales du fait que l’enfant « a tous les droits » et devient un être irresponsable parce que délié par rapport au reste du groupe et de la famille. Pour de nombreux jeunes issus des familles africaines, ce statut de cadet n’est plus opérant. Il est vrai que cette relation hiérarchique entre l’aîné et le cadet se justifie du fait que chacun se situe dans une chaîne de générations allant jusqu’à l’ancêtre fondateur, lui-même situé près de la source d’énergie vitale et donc de la connaissance. Or, en situation d’immigration, les enfants sont souvent plus instruits que leurs parents. Le rapport au savoir tend donc à s’inverser. De plus, l’aîné est généralement resté en Afrique pour aider la famille, et notamment les grands-parents. Lorsqu’il arrive en France, son instruction est souvent inférieure à celle de ses cadets nés en France. Il se trouve en outre précarisé par l’irrégularité de sa situation. Le principe de seniorité, si fondamental dans la culture traditionnelle, tend ainsi à se diluer.

Le statut de la petite fille connaît également d’importants bouleversements. Dans de nombreuses sociétés africaines, elle se voit fréquemment promise en mariage à une autre famille peu après sa naissance. Il en va encore fréquemment de même en situation d’immigration. Toutefois, si durant toute son enfance au village, elle pouvait avoir de fréquents contacts avec son futur époux, avec lequel elle pouvait jouer et avoir un rapport privilégié, il ne saurait évidemment en aller de même lorsque l’alliance a lieu en France. Or, c’est précisément à l’âge de 12-13 ans, que celle-ci doit être réaffirmée, d’une part, par la présentation du futur mari à la jeune adolescente, d’autre part, à travers les premiers versements de la compensation matrimoniale (ou dot). C’est donc peu après leur passage au collège que ces adolescentes découvrent brutalement le projet de mariage échafaudé par leurs parents; ce qui est d’autant plus déstabilisant qu’à la différence des jeunes qui vivent au village, elles ignoraient tout de ces pratiques, dont, en France, les jeunes ne parlent guère entre eux avant d’y être personnellement confrontés. Elles peuvent craindre en outre, de devoir bientôt être envoyées en Afrique, dans une famille qu’elles ne connaissent pas, pour rejoindre le mari auquel elles ont été promises et qui a fréquemment dix à vingt ans de plus qu’elles, si ce n’est davantage.

Ce n’est pas toujours tant l’âge de la jeune fille qui pose problème que le caractère forcé du mariage [9]. D’ailleurs si certaines familles s’efforcent de marier leurs filles avant dix-huit ans, c’est précisément parce qu’elles savent que lorsque leurs filles seront majeures, il ne sera pratiquement plus possible de les y contraindre. De plus en plus de ces mariages forcés ont ainsi lieu en France entre 15 et 18 ans. De même, les retours en Afrique à fin d’excision semblent en diminution depuis les récents procès dont la presse s’est fait l’écho.

Par ailleurs, dans la tradition africaine, l’âge de 12-13 ans est un âge charnière de l’initiation. Même si les rituels d’initiation tendent à disparaître en Afrique et paraissent inexistants en situation d’immigration, cet âge demeure néanmoins critique pour les jeunes. Avant cet âge, il appartient surtout à la mère de s’occuper des enfants; ce qui explique également, en partie, le faible investissement des parents, mais également des enfants, durant les études primaires.

En revanche, après le passage au collège, les pères sont davantage présents et attentifs vis-à-vis du comportement et des résultats de leurs fils. C’est notamment lors du passage au collège que l’affrontement entre père et fils apparaît le plus virulent, le père tendant à réaffirmer son autorité lorsqu’il prend conscience qu’il risque bientôt de perdre toute emprise. Pour le fils, à l’angoisse de devoir changer d’école, de repères, de maître, s’ajoute celle de devoir essuyer les coups de son père ou de son oncle, comme celle résultant du chantage à un retour au pays présenté comme une sanction. Le pays mythique de l’enfance soudain s’écroule. D’un seul coup le mythe se transforme en punition. Dans ce contexte, l’Afrique n’est plus brandie que comme une menace en cas d’insubordination de l’enfant. Néanmoins, l’envoi au pays peut être parfois un palliatif à l’impossibilité de sanctionner par le biais de châtiments corporels, qui relèveraient de la maltraitance et risqueraient de déboucher, en France, sur des incriminations.


III. La réponse des communautés africaines

Les envois en Afrique

Certains retours au pays ont eu un effet stabilisateur et ont même suscité des vocations. Il faut cependant faire état de quelques cas d’enfants et d’adolescents qui, retournant pratiquement tous les ans en Afrique – ce qui est très rare compte tenu de la dépense – paraissent déstabilisés par de tels retours. Aujourd’hui, ils troublent de plus en plus la classe, faisant référence à leur mode de vie au pays, se mettant à rythmer quelques musiques traditionnelles, à chanter ou à proférer quelques dictons ou maximes dont personne ne saisit le sens, y compris l’enseignant, provoquant l’hilarité et le chahut des autres élèves. Ils ne font en outre pratiquement plus rien à l’école. Pour les enseignants, confrontés à ces comportements, tout se passe comme si, par moments, l’enfant s’imaginait reparti en Afrique ou jouait à celui qui y est retourné.

Ces retours répondent également à des impératifs particuliers. De même que la maladie et la mort sont rarement naturelles dans la conception de ces populations, la délinquance peut, elle-même, être perçue comme le résultat d’un envoûtement. Ainsi, l’envoi d’un jeune en Afrique pour quelques semaines ou mois ne fait-il souvent que traduire la volonté des parents de soumettre leur enfant à un rituel de désenvoûtement [10]. Si ce genre de pratiques semble relativement efficace en cas de troubles du comportement et de troubles mentaux, il paraît en revanche plus aléatoire lorsqu’il s’agit de traiter un jeune délinquant. Marie-Pierre Jouan, signale à ce propos la remarque de l’une de ses interlocutrices manjak (Guinée-Bissau), qui soulignait que les enfants ne comprennent pas les rites et en même temps s’en servent pour continuer leurs bêtises, car, lorsqu’ils reviennent, ils ont au moins assimilé qu’on ne peut plus les en rendre responsables puisqu’ils sont l’objet d’un sort qui, en réalité, concerne la société des adultes.

D’autres parents, notamment peuls, nous faisaient remarquer qu’en vérité, en cas de délinquance, l’envoi en Afrique doit correspondre à un séjour relativement long (4 à 5 ans) si l’on veut qu’il soit efficace. En effet, pour que le séjour ait quelque portée, il faut que le jeune puisse intégrer une partie de l’éducation traditionnelle et, à cette fin, qu’il trouve ses repères dans la hiérarchie entre groupes et au sein de la parenté; ce qui est déjà assez complexe pour un jeune éduqué, dès son enfance, dans ce genre de relations, mais ce qui est encore plus problématique pour celui qui n’a guère assimilé la notion même d’autorité parentale, comme c’est fréquemment le cas du jeune né en France, versant dans la délinquance. Or, pouvoir se repérer rapidement dans l’ensemble de ces rapports est, en situation traditionnelle, une preuve d’intelligence. C’est notamment sur ce critère que l’on juge du jeune en âge de raison, c’est-à-dire de six, sept ans. Ne pas y parvenir, lorsqu’on est plus âgé, alors que l’on fait partie de la famille, est donc particulièrement dévalorisant, y compris aux yeux des plus jeunes enfants. L’on comprend donc que, dans ces conditions, les retours au pays soient très diversement appréciés de ceux nés en France, qui ont eu l’occasion de séjourner quelque temps en Afrique. Tout dépend finalement des circonstances dans lesquelles les parents de ces jeunes ont émigré et de la qualité des relations qu’ils ont su conserver avec leur famille d’origine.

Pour être efficaces, de tels séjours doivent en outre être strictement organisés pour assurer l’encadrement du jeune. Au pays, la famille doit être prévenue que le jeune leur est adressé à fin de redressement. C’est alors un régime sévère qui lui est appliqué. L’on constate d’ailleurs fréquemment une dissension à ce sujet entre le père et la mère. Celle-ci s’oppose alors à l’envoi de son enfant en Afrique dans un but disciplinaire, même si elle ne parvient généralement pas à l’éviter. Elle se contente alors d’envoyer régulièrement des colis, notamment de vêtements ou quelques biens de consommation pour son fils; mais l’oncle ou le grand-père, à qui l’enfant à été confié, intercepte tous ces colis et ne les rendra au jeune que lorsqu’il pourra retourner en France.

L’envoi d’un jeune en Afrique peut également être un moyen de le faire échapper à la prison ou à une mesure éducative comme d’éviter que la honte ne s’abatte sur la famille. Dans le même sens, l’inconduite d’une fille peut être le motif de son renvoi au pays.

Un cas parmi d’autres, observé lors de notre enquête, illustre significativement ce type de stratégie, et témoigne de la réalité de fratries à problèmes auxquelles sont parfois confrontés les divers services. En l’occurrence quatre membres des services de la PJJ se trouvaient mobilisés par cette famille :

Le père, arrivé en France en 1964, a suivi des cours d’alphabétisation à l’Alliance Française et travaillait comme coursier au moment de l’enquête. Il a deux épouses illettrées et dix-sept enfants, dont quinze vivent avec lui dans un duplex. Chacune de ses femmes occupe une chambre avec ses plus jeunes enfants, les plus âgés étant installés sur des lits qui font tout le tour du salon. Dix-huit personnes vivent ainsi dans un appartement de quatre pièces avec une seule cuisine et une buanderie.

L’aîné de la première épouse, confié à un oncle, n’est jamais venu en France et demeure au Mali. L’aîné de la seconde épouse, premier enfant à être né en France (enfant du passage), a, quant à lui, été envoyé en Afrique en 1996, après avoir commis divers délits et après avoir été incarcéré un mois et demi à titre préventif. Son envoi au pays était décrit par le service comme un moyen utilisé par le père pour faire échapper son fils à la délinquance, mais aussi à la prison. Celui-ci considérait en revanche qu’il ne s’agissait pas d’une sanction mais d’un retour aux sources pour permettre à son enfant de retrouver ses repères et de se restructurer. Il fut ainsi confié à l’un de ses oncles et travailla alors dans l’entreprise familiale de transport. Son séjour se passait plutôt bien.

Quant à elles, les deux épouses étaient arrivées en France en 1980, dans le cadre du regroupement familial. L’une d’elles travaillait comme femme de ménage. Sauf l’aîné resté au Mali, les sept autres enfants de la première épouse étaient suivis par les services. Quant à la seconde épouse, seul son troisième enfant était suivi après l’envoi de son aîné en Afrique. Son deuxième enfant, devenu alors l’aîné de cette fratrie résidant en France, connaissait, pour sa part une certaine réussite scolaire.

L’ensemble de la fratrie dont plusieurs membres se trouvaient en SES (section d’éducation spécialisée) ou en SEGPA, demeurait fortement engagé dans la délinquance (vols divers de vélos, matériels de sport, téléviseurs, etc., mais également vente de résine de cannabis); vols dans lesquels étaient également impliqués des étrangers. Lors de l’enquête, le troisième enfant de la seconde épouse purgeait une peine de prison de six mois. L’obligation scolaire pour mineur incarcéré (deux à trois fois par semaines), lui avait au moins permis de retrouver une scolarité régulière.

Le service voyait dans le fait que les mères leur paraissaient plus permissives que le père, une explication possible à cette situation familiale pour le moins complexe en regard de l’engagement de ces jeunes dans la délinquance. Certains membres de l’équipe envisageaient à plus long terme, une intervention d’ordre ethnopsychiatrique. Il n’est cependant pas certain que l’élément culturel jouait, ici, un rôle essentiel, puisque la famille semblait, au moins en partie, investie au Mali dans une entreprise de transport. Elle paraît donc en prise avec la modernité. Le nœud du problème résidait alors peut-être davantage dans le rapport que cette famille entretenait avec l’entreprise malienne. Cette piste ne semblant pas avoir été creusée par les divers intervenants, il est évidemment impossible de tester la validité d’une telle hypothèse. Elle n’est formulée que pour montrer qu’il convient de ne négliger aucun aspect de la réalité dans l’approche de telles situations, avant de rabattre l’ensemble sur une approche culturaliste bien souvent insuffisante.

Moins coûteux qu’un envoi au pays les placements de jeunes en foyers de travailleurs représentent une solution alternative et intermédiaire utilisée par les familles pour tenter de lutter contre l’entrée de leurs enfants dans la délinquance.

Ainsi, la présence des jeunes adolescents dans les foyers de travailleurs n’est-elle pas seulement motivée par la nécessité de faire face à l’exiguïté du logement et à la promiscuité qui en résulte. Elle procède également d’un usage des foyers à des fins disciplinaires par les pères d’adolescents posant de nombreuses difficultés à la maison, alors que pour des raisons familiales ou financières, ils ne peuvent les envoyer en Afrique. Ces pères délèguent ainsi leur autorité à la communauté constituée dans le foyer, et, notamment, au comité des résidents (cf. Doucoure, 1997-1998).

L’envoi des jeunes dans les foyers répond encore à une autre motivation. Compte tenu de l’accroissement des actes d’incivilité dont les jeunes se rendent responsables dans leur recherche d’indépendance et d’autonomie, certains conseils des sages ont imaginé d’accueillir directement dans ces foyers, des jeunes élevés en Afrique afin que ceux nés en France trouvent en eux des exemples édifiants et acceptent, par leur intermédiaire, de se conformer à certaines règles de comportement qu’ils refusent lorsqu’elles sont transmises par les adultes. Si l’on retrouve ici le principe de seniorité dont nous avons déja signalé l’importance, il nous semble néanmoins que l’organisation communautaire des foyers montreuillois opère un glissement. Ce n’est plus seulement sur ce principe qu’elle compte, mais aussi sur la propension mimétique des jeunes. L’aptitude mimétique conduit à ce que quelques individus deviennent des modèles pour leurs pairs. Elle répond surtout au principe d’égalité, davantage en adéquation avec les valeurs démocratiques de la société hôte.

Ainsi, en dépit des quolibets que provoquent de la part des adolescents (...) leurs comportements vestimentaires, leur ignorance des modes juvéniles occidentales, les jeunes adultes des foyers familièrement appelés les sonacs (habitants des foyers SONACOTRA) ou les typiques (en raison de leur propension à porter des vêtements traditionnels) semblent malgré tout exercer un certain attrait, les jeunes les percevant comme dotés d’une forte capacité de se structurer collectivement (Barou, Maguer, 1999,106).

Quoi qu’il en soit, en situation d’immigration, les autres adultes n’interviennent plus comme au village, dans l’éducation des enfants, chacun s’occupant seulement de sa progéniture. Certains parents comptent encore sur leurs voisins pour réprimander ou corriger celle-ci en cas de besoin, mais d’autres n’acceptent déjà plus cette intrusion dans les rapports familiaux.

Néanmoins, pour les parents africains, le danger vient surtout des politiques publiques d’abandon ou de ségrégation, comme de l’influence du modèle éducatif français jugé trop laxiste, et des droits concédés à l’enfant. De tels griefs leur permettent en fait de se déresponsabiliser et de ne pas tenir compte de l’effet déstructurant de leurs projets migratoires en rejetant la faute sur la société hôte, d’autant plus que, dans ces familles, le père réaffirme à la maison son autorité, dès que son enfant atteint 12 ou 13 ans. Aussi est-il persuadé agir comme il convient. Ainsi, les parents, issus du monde rural, n’ont-ils généralement guère conscience, avant qu’un signalement ne leur soit fait par l’entourage, l’école, les services sociaux ou judiciaires, que leur enfant a, dans la rue, de mauvaises fréquentations, ou qu’il sombre progressivement dans la délinquance, et que la rue peut, ainsi, représenter un danger. Le phénomène des bandes, recoupant à leurs yeux la dynamique des classes d’âge, ne saurait d’ailleurs guère les inquiéter.

Durant l’enquête, des bandes de préadolescents de familles africaines ont pu être observées aux Mureaux. Elles ont d’ailleurs été plus particulièrement étudiées par M.-P. Jouan. Elles résultent d’un double phénomène précédemment décrit : l’autonomisation des cadets vis-à-vis de leurs aînés, d’une part, d’autre part, l’absence de surveillance des parents que renforce la dénaturation des anciens rapports de solidarité conduisant à confier un enfant à un autre membre de la famille élargie vivant hors du foyer. Malgré leur composition ethnique particulière, ces groupes se constituent du fait de la fréquentation des mêmes lieux de vie et d’activité (foot, terrain de jeux, école) ou d’inactivité (pied d’immeuble). Le sentiment d’identité et d’appartenance renvoie ici à de micro-territoires, pas même à la cité : quartier, allée, rue, etc. (Jouan, 1998,7).

Ainsi, le regroupement de foyers polygames a, semble-t-il, concouru à l’apparition des petits groupes de préadolescents que l’on rencontre notamment dans certains quartiers comme la Vigne-Blanche des Mureaux. Les enfants de ces familles sont si nombreux et si rapprochés en âge que, parfois, deux fratries suffisent à constituer une bande dont le quartier général est la cage d’escalier. Tout fonctionne ici comme si ces préadolescents se constituaient en classe d’âge sur un mode quelque peu traditionnel. Ils se perçoivent comme formant un groupe de pairs, liés par un certain copinage. Toutefois, les rapports de solidarité, à l’inverse de ce qui se structure en situation traditionnelle, demeurent lâches. Aussi les membres de ces groupes peu-vent-ils avoir un comportement individualiste. La solidarité ne s’exprime ici qu’en cas d’attaque extérieure. Pour autant, ces groupes ne sont pas autonomes. Certains d’entre eux sont plus ou moins contrôlés par des aînés, qui, en réalité, ne font pas partie des groupes qu’ils ne dirigent pas tout à fait. Ils peuvent cependant en exiger certains services, et peuvent ainsi les conduire à commettre quelques délits, les enfants pouvant se faire lyncher par leurs aînés s’ils arrêtent ainsi de les servir.

L’on voit donc qu’il ne s’agit pas de la structuration habituelle des bandes, au sein desquelles un leader se détache et qui, le cas échéant, peut être l’objet de rivalité de pouvoir de la part de jeunes de son âge, vis-à-vis desquels il lui faut toujours montrer son autorité, prouver sa force et son habileté. Ici, les aînés ne participent presque jamais aux activités des plus petits dont ils se servent et dont ils n’exigent que quelques actions ponctuelles. Le reste du temps, les enfants agissent de façon autonome et pour leur propre compte.

Remarquons néanmoins que non seulement la logique, qui consiste à piéger les jeunes en leur prêtant de l’argent, parce qu’ils ont le goût de la fringue, pour les obliger par la suite, mais encore les lois habituelles des bandes de jeunes (ne pas balancer, ne pas trahir ses copains, l’échange de service, etc.), maintiennent une solidarité de classe d’âge que les adultes ont quelque mal à contrer.

Cependant, les aînés peuvent également manifester, à l’endroit de leurs cadets, une solidarité que ces derniers sont souvent incapables de montrer entre eux. Un aîné prêtera ainsi de l’argent, voire donnera à un plus jeune, une petite part du produit d’un quelconque larcin pour mieux, ensuite, le rendre redevable. Aux dires d’un magistrat, ce type de rapport servirait notamment pour organiser des réseaux de vente de drogues, en piégeant les plus jeunes. L’on retrouve ici, en quelque sorte, mais à un tout autre niveau, l’idée développée par David Vallat dans sa communication sur La dette fondatrice du contrôle social. La dette apparaît bien comme l’élément fondateur du collectif; ce que l’anthropologie du don avait mis à jour, il y a déjà plus d’un demi-siècle, dans un grand nombre de sociétés de l’hémisphère sud.

Les associations communautaires et juvéniles

Le besoin d’autonomie des jeunes par rapport aux adultes, explique en partie le fait que très peu de jeunes participent aux associations organisant la solidarité et la vie communautaires et sont en définitive très peu investis dans les actions culturelles spécifiquement africaines. Lorsqu’ils s’y joignent pour faire la fête, ils ne prêtent guère attention aux significations sociales et culturelles en jeu comme aux divers rituels. Les tentatives de certaines municipalités pour créer des associations communautaires visant à mieux les encadrer se heurtent en réalité au désir des jeunes d’échapper au contrôle des adultes. Étant à la recherche de moyens d’émancipation, les jeunes ne peuvent accepter que des actions visant à soutenir des projets élaborés par eux-mêmes, dont la réalisation les conduit à accepter la mise en place de certains cadres.

La politique des grands frères, répond, en partie, à cette exigence. Il faut néanmoins souligner que si des bandes de préadolescents, d’origine subsaharienne, ont pu être observées, les aînés issus de ces régions, qui s’investissent dans ces fonctions de médiation, mais également de leaders de groupes plus ou moins ethniquement homogènes, ne se rencontrent encore que très rarement. En revanche, certains jeunes d’origine sahélienne, ont su, partant de la spécificité des communautés africaines, et notamment du manque d’encadrement des jeunes, créer des associations juvéniles ayant une action complémentaire de celles des adultes. Les cours de danse hiphop, rencontrent notamment un franc succès sur les quartiers des Musiciens et de la Vigne-Blanche, note M.-P. Jouan (1998,38), tant auprès des jeunes que des parents qui se déplacent pour assister à la représentation. Peut-être parce qu’il s’agit d’une danse dans laquelle on retrouve des relents de danse africaine-autrement dit qui réussit à être originale et métissée; il en va de même avec le rap qui a une grande influence sur les jeunes et qui remplit trois fonctions comme le note Alain Vulbeau [1998,459]: expressive en ce qu’il exprime des sentiments, des passions ou des haines, normatives car il est l’occasion de prendre parti ou de proposer des normes de comportements et enfin informative puisqu’il présente les faits et dresse des constats. Sur la base du rap, se mettent d’ailleurs en place des ateliers d’écriture qui ont une grande vogue dans d’autres banlieues. Il nous semble particulièrement intéressant de constater ici que ce sont précisément ces associations juvéniles qui parviennent à faire un pont entre les générations, non les associations, plus traditionnelles, d’adultes de la communauté africaine.

Dans la continuité de ce qui précède, on peut s’interroger sur le fait de savoir si les animateurs de ces associations juvéniles n’y trouveraient pas l’assise sociale d’un nouveau leadership, nécessaire au développement ultérieur d’autres réseaux. Une telle évolution est d’autant plus envisageable que les municipalités qui les emploient et, plus largement, l’administration qui recourt à leur qualité d’intermédiaire et de liant, ne semblent guère se préoccuper de leur avenir, lorsqu’ils n’auront plus l’âge de la fonction.

Pour limiter ce risque, il conviendrait qu’un tel statut soit plus fermement défini, et que des priorités de recrutement soient clairement posées pour assurer un tel avenir, afin d’éviter que ces divers emplois précaires ne débouchent très rapidement sur la structuration d’une nouvelle forme de délinquance. Conçus pour lutter contre la délinquance, de tels emplois risqueraient alors bientôt d’en devenir l’une des principales voies d’accès.


Conclusion

Les moyens d’action sont, on le voit, limités, et singulièrement complexes à élaborer, car les cultures africaines sont à ce point structurées et prégnantes que leur transmission résulte d’un processus complexe, nécessitant la mobilisation en profondeur des liens de toute une parenté et de ses alliances. En situation d’immigration, cette transmission ne se fait que très partiellement et difficilement. Elle n’a, pour ainsi dire, plus lieu, dès lors qu’au sein de la famille, se disloquent les rapports hiérarchiques traditionnels. Ces dysfonctionnements résultent, pour l’essentiel, de mésalliances, de stratégies particulières des conjoints, de ruptures voulues ou subies avec le groupe d’origine, comme d’une grande précarité sociale et économique, favorisées par la situation migratoire. Tous éléments qui renvoient néanmoins à une histoire familiale précise que l’on oublie trop souvent d’approcher [11]. En ce sens, cette non-transmission de la culture d’origine aux enfants en difficulté, objets de l’enquête, ne saurait résulter du seul fait migratoire. L’élément déterminant demeure la configuration conflictuelle des rapports au sein de la famille dont l’histoire s’enracine parfois jusqu’en Afrique.

Par ailleurs, la nécessaire prise en compte de la complexité des situations rencontrées conduit à déconstruire des objets d’investigation trop généraux comme la jeunesse délinquante, la jeunesse en difficulté, l’enfant en danger, et, dans notre cas précis la jeunesse en difficulté, issue de l’immigration africaine. Même référées à une sous-région du continent africain, voire d’un pays ou d’une ethnie, de telles notions ne sauraient avoir de pertinence suffisante pour approcher les mécanismes en jeu dans l’entrée dans la délinquance ou la mise en danger d’un jeune en particulier, bien que le recours à ces concepts puisse, par ailleurs, paraître légitime, pour l’étude de certains groupes immigrés plus homogènes, notamment ceux originaires des pays européens.

Les particularités des populations enquêtées s’opposent ainsi au traitement univoque auquel les institutions ont généralement recours; qu’il s’agisse de traitements médicaux, judiciaires ou à visée plus directement éducative.

L’affinement de ces interventions suppose de compléter la formation des personnels à tous les échelons du dispositif de prise en charge, de l’instituteur au juge des enfants; d’autant que ceux-ci n’ont pas une claire conscience de certains enjeux d’ordre culturel, dans le parcours des personnes en cause. D’où le besoin, et l’importance, de la formation de ces personnels, non pas tant pour assurer un traitement en interne de ces cas, que pour déceler, à leur usage, l’opportunité d’une intervention spécifique. Ces personnels ressentent d’ailleurs quasi unanimement, la nécessité d’une information complémentaire, ni trop générale, ni trop spécialisée. Information qui doit, de toute façon, être centrée sur le parcours migratoire des populations et de son incidence dans le pays d’accueil, sur la dynamique familiale des différents groupes (ethnies, castes, types d’activités...), et sur la logique des alliances, pour être en mesure de répondre aux nécessités du service.

En direction des populations en cause, des actions de prévention menées en faisant appel au concours des femmes relais, des médiateurs institutionnels, des grands frères, etc..., comme des associations juvéniles peuvent certes être tentées. Elles paraissent néanmoins très insuffisantes. Les dernières s’efforcent, malgré tout, d’assurer, sur une base culturelle, un pont entre les adolescents et les adultes, en partant des besoins et des intérêts des jeunes, non des nécessités d’encadrement posées par les adultes. Elles essaient, dans cette perspective, d’être un vecteur de médiation entre les générations, susceptible de contribuer à un traitement plus efficace de la délinquance.

En revanche, renforçant les valeurs culturelles traditionnelles, et rassemblant la génération des parents ayant participé au regroupement familial, plutôt que leurs enfants, les pratiques associatives et communautaires paraissent en décalage avec l’attente des jeunes, plus portés à adhérer aux enseignements de la société occidentale ou de ceux dont elle permet l’accès, comme à profiter des occasions qu’elle offre. Elles ne répondent guère également aux difficultés rencontrées par certaines familles, du fait de mésalliances, ou en rupture avec la communauté d’origine ou, au contraire, crispées sur des valeurs très traditionnelles, alors que ce sont justement, et pour l’essentiel, les enfants de ces familles qui posent problème.

Enfin, pas plus qu’il n’y a de pathologie mentale propre à l’immigration africaine, notamment chez les jeunes, il n’y a de délinquance particulière chez ces derniers, si ce n’est, peut-être, un poids légèrement plus fort d’actes de violence comme une participation active aux divers trafics, en regard des autres actes délictueux, et notamment des vols. Ces actes délictueux demeurent néanmoins très limités. L’on remarquera encore le caractère exceptionnel des jeunes filles de ces communautés vivant en France, inscrites dans la délinquance.

Dans un contexte global d’augmentation du nombre des actes d’incivilité ou de délits commis par des pré-adolescents, la délinquance de ces jeunes, encore très circonscrite, il y a quelques années, paraît, cependant, elle aussi en phase de croissance, tant aux dires des familles, que des services impliqués, surtout chez les jeunes originaires de l’Afrique centrale ou côtière. Le poids des enfants nés en France imprime, ici, incontestablement sa marque. Le passage au collège et l’âge de 12-13 ans apparaissent notamment très critiques pour ces jeunes adolescents. Et l’on peut craindre que l’acquisition plus tardive de la nationalité française, qui les stigmatise désormais comme étrangers durant tout le cursus de l’école primaire, ne tende à accroître leurs difficultés et leur instabilité.

Pour lutter contre ces dérives, outre la promotion d’un complément de formation destinée aux personnels des institutions concernées et confrontées à ces populations, il conviendrait aussi de renforcer au sein des établissements scolaires, les équipes (médecins, conseillers d’orientation, conseillers d’éducation, assistantes sociales, psychologues), pour faciliter la compréhension des situations problématiques, voire les désamorcer, avant qu’elles ne conduisent à des engrenages préjudiciables au sujet lui-même ou à son environnement, et de mettre en œuvre des actions pour faciliter le rapprochement entre l’institution scolaire et les parents, surtout ceux qui en sont culturellement les plus éloignés, afin de revaloriser ces derniers aux yeux de leurs propres enfants.

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NOTES

[*] Centre d’Études Africaines – EHESS – CNRS.
[1] O. Todd (1994) estimait qu’un tiers des immigrés originaires du Golfe de Guinée sont des étudiants.
[2] Voir entre autres, Centre national de la Fonction Publique Territoriale, 1996.
[3] Société Nationale de Construction de logements pour les Travailleurs.
[4] Certaines SEGPA (section d’enseignement général et professionnel adapté) ou anciennes SES (section d’éducation spécialisée) sont constituées à plus de 60% d’enfants issus de l’immigration subsahrienne. C’est le cas par exemple de la SEGPA des Mureaux, ville où les familles originaires d’Afrique noire sont encore largement minoritaires.
[5] Probablement est-ce la raison pour laquelle Barou et Maguer (1999,66) ont pu remarquer que les jeunes composant l’échantillon de leur enquête concernant l’ensemble de cette seconde génération et non plus seulement la jeunesse en difficulté qui en est issue, présentent un comportement très moderne par rapport à la dynamique migratoire, se plaçant davantage dans la perspective d’un mouvement perpétuel entre le pôle d’origine et le pôle d’accueil, que dans une perspective d’enracinement définitif dans le pays d’immigration.
[6] Concernant la situation de ces jeunes dans les villes africaines, cf. notamment Vidal, 1994. Voir également Marguerat, Poitou, 1994; Schlemmer, 1996.
[7] Même si le plus âgé d’entre eux est généralement porteur de la clé du domicile. On désigne d’ailleurs fréquemment ces aînés par le nom de porte-clés, comme c’est le cas dans de nombreuses familles de toute origine.
[8] Remarquons de surcroît qu’en situation traditionnelle toute négociation ou décision impliquant deux ou plusieurs protagonistes ne s’opère jamais directement mais toujours par l’entremise d’un tiers et d’un porte-parole distincts du ou des décideurs. Pour communiquer avec l’extérieur, un intermédiaire est ainsi toujours nécessaire. Dans ce contexte, l’enfant est souvent chargé de transmettre fidèlement le message reçu des parents, de sorte qu’il est normal que l’aîné serve ainsi d’intermédiaire entre les parents et l’école.
[9] Rappelons cependant que la loi française autorise le mariage de la femme dès l’âge de 15 ans, et de l’homme, à sa majorité, sauf dérogation spéciale (article 144 du code civil).
[10] Inversement, certains enfants sont envoyés en France pour y être soignés ou parce qu’ils ont un comportement délinquant en Afrique, comme des enfants qui auraient le mauvais sort et que l’on écarte de la famille d’origine, tant pour le protéger, que pour en protéger les familles. Mais la prise en charge de tels cas pose souvent de gros problèmes en France, dont les services d’encadrement ne tardent pas à hériter.
[11] Enquêtant dans le quartier de La Reynerie du Grand Mirail (Toulouse), auprès des jeunes d’origine maghrébine, Sicot (2000,91-92) constate également que le vécu différent est lié à l’histoire personnelle des jeunes, c’est-à-dire à leur trajectoire migratoire, au regard de la formation et de la situation économique de leurs parents.

Du cadet à l’enfant. Le bouleversement des statuts et des normes en situation d’acculturation rapide

Par Philippe Bernardet  du Centre d’Études Africaines de l'EHESS : 54, bd Raspail F-75006 Paris