Le projet de loi sur l'immigration est fondé sur l'inhospitalité

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Marie Rose MoroMarie Rose Moro, ethnopsychiatre, dirige le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Elle explique comment l’idéologie actuelle pousse les migrants à s’acculturer au prix d’une désintégration.

 Comment le projet de loi sur l’immigration de Nicolas Sarkozy est-il perçu à la consultation transculturelle que vous avez créée à l’hôpital Avicenne ?

 J’évoquerais uniquement ce que l’on observe à l’hôpital. Les patients sont inquiets, ont le sentiment que la question des soins est compromise, que l’hôpital n’est plus un lieu sûr. Des rendez-vous sont annulés par des personnes qui se sentent menacées. Une angoisse monte, même chez les migrants qui ne sont pas concernés par ce projet de loi parce qu’ils ont déjà des papiers, un travail, un logement. On observe une radicalisation de toutes les positions. Lorsqu’on se sent menacé dans son identité, on se recroqueville. Personne ne peut s’intégrer dans une société inhospitalière. Or ce projet de loi est fondé sur l’inhospitalité. L’autre est perçu comme un danger a priori, et il doit immédiatement, et comme par magie, abraser toutes ses différences. On exige qu’il donne des gages de son amour pour la France, qu’il parvienne, avant même d’y vivre, à en maîtriser la langue ! On sait bien que l’accueil des migrants pose des questions juridiques et économiques, mais aussi symboliques et imaginaires. Les étrangers ne s’intègrent plus, déplore-t-on. Je crois surtout qu’on ne se donne plus les moyens d’intégrer les migrants et leurs enfants par crainte d’être soi-même transformé. Car l’hospitalité est toujours un partage, comme en témoigne le double sens du terme d’hôte. Or, aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour qu’il n’existe ni rencontre ni échange ni métissage.

 Concrètement, comment un projet de loi influe-t-il sur la vie psychique des personnes qui fréquentent votre service ?

 Ce projet de loi reflète une idéologie déjà fortement prégnante (1). Il y a peu de temps, une maman est venue me consulter avec son bébé, car il dormait mal, pleurait sans cesse et se nourrissait difficilement. Elle souffrait beaucoup de ne pas parvenir à l’apaiser. Cette mère vit en France depuis une dizaine d’années, elle vient d’Afrique de l’Ouest. Elle a déjà eu trois bébés en France, qu’elle a élevés en faisant cohabiter des éléments choisis dans sa culture d’origine avec d’autres, qui lui semblaient la quintessence de la France. Par exemple, elle allaitait ses bébés en grande partie, mais elle leur donnait aussi le biberon, car c’était, selon elle, la grande réussite des pays où les bébés meurent peu. De même, elle les massait beaucoup, comme sa famille africaine le lui avait enseigné, mais elle les vaccinait et respectait l’ensemble des prescriptions médicales. Elle élevait ses enfants en soninké, puis en soninké et en français quand ils entraient à l’école. Ses enfants sont aujourd’hui bilingues et réussissent bien en classe. Or, avec son dernier-né, elle avait décidé de procéder tout autrement. D’emblée, alors que je m’attendais à ce qu’elle évoque les troubles de son tout-petit, elle m’a expliqué que la France s’était modifiée depuis qu’elle y vivait. « Les Français acceptent de moins en moins que l’on soit différent, m’a-t-elle dit. Alors j’ai décidé de ne pas allaiter ce bébé et de ne lui parler qu’en français. J’ai décidé de me comporter comme une maman française. » J’étais surprise. Toutes les mères n’ont-elles pas des points communs ? « Non. Ici, les mères ne font pas les rituels de protection, comme souffler dans les oreilles ou parfumer le corps du petit. Elles ne massent pas leur bébé. Lorsqu’elles allaitent, c’est marginal, ce n’est pas la vraie France. » En s’interdisant les rituels de protection et de parler sa langue dans l’espoir que son bébé s’intègre à merveille, cette maman avait supprimé en même temps les moments d’échange privilégié avec son enfant. Extrêmement sensible à l’idéologie ambiante, elle avait éradiqué tout mot doux et comptine, signes de son histoire. Elle avait agi à contrecoeur, et ne voyait plus comment s’en sortir. Dès que l’on vit une migration, l’on s’interroge sur ce que l’on prend et laisse, pour pouvoir vivre dans la société d’accueil. L’équilibre entre les cultures, qu’elle avait trouvées avec ces autres bébés, ne lui semblait plus valable aujourd’hui.

 Que nous montre cette histoire ?

 Je suis sidérée par la justesse de l’analyse de cette dame sur ce qu’on demande aux migrants, même si les effets ont été catastrophiques. Malgré la souffrance, elle avait choisi d’obtempérer. Des éléments idéologiques sont venus s’immiscer dans sa relation intime avec son bébé. Et au lieu que cette effraction renforce le lien et permette à l’enfant de bien s’inscrire dans ce monde français, elle a abouti à un dysfonctionnement des interactions et à un doute sur sa capacité à être mère en France. Désormais, elle avait intégré l’idée que pour vivre ici, il fallait renoncer à soi-même et à tous les savoirs précieux que lui avaient légué ses aïeux.

 Dans cette situation, en quoi consiste votre travail ?

 Je ne donne ni leçon ni conseil. On a regardé ensemble tout ce qui posait problème dans la relation. Elle disait par exemple : « Mon bébé est mou. Ça me dégoûte, un bébé mou. Il faudrait que je le masse. Mais je ne peux pas car ça appartient au pays. » On est donc tombées d’accord pour qu’une puéricultrice lui montre comment masser à la française. Mais durant ce temps, madame a appris à la puéricultrice des techniques qu’elle ignorait, et que la soignante a reprises à sa façon. C’est un bon exemple de rencontre et d’hospitalité. On en sort tout grandi ! Ou alors, on se méfie des uns des autres, et on oblige la minorité, c’est-à-dire les migrants, à s’acculturer violemment ce qui nous appauvrit et se paie en général de violence en retour. La leçon de la révolte des adolescents dans les banlieues me semble trop vite oubliée !

 Que pensez-vous de l’obligation faite aux migrants de parler le français ?

 Des préjugés extrêmement nocifs pour les migrants et leurs enfants sont renforcés à grande vitesse. Les linguistes ont montré que les enfants apprennent d’autant plus facilement le français qu’ils ont plaisir à parler leur langue maternelle, qu’elle soit le soussou, le berbère, l’arabe ou le mandarin ! C’est dans l’échange avec leurs parents ou le petit groupe qui s’occupent d’eux, qu’ils acquièrent le goût de jouer avec les mots et les tournures. De plus, ils acquièrent une connaissance sur le statut de la langue et une aisance pour en comprendre la structure. Non seulement l’apprentissage multilinguistique n’est pas problématique pour les enfants, mais il est créatif. Comment est-il possible, qu’à partir de ces données étayées par des linguistes de tout bord, soit colportée la thèse qu’avoir une langue maternelle autre que le français est un handicap ? Car si l’on considère que les parents doivent absolument parler le français, c’est bien sûr pour assurer leur propre intégration, mais aussi aider leurs enfants à bien prendre leur place ici.

 Que signifie ce préjugé à l’égard de certaines langues ?

 Si l’on impose la maîtrise du français comme condition d’intégration des adultes en France, c’est parce que l’on craint ce que propose toute langue étrangère : une autre vision du monde. A travers ces histoires de langue, on fait croire aux migrants qu’ils sont inféodés. Alors que la notion de race est scientifiquement anéantie, on continue de vivre tranquillement avec l’idée qu’il y a des bilinguismes utiles et d’autres nocifs, c’est-à-dire des langues inférieures et d’autres supérieures. D’ailleurs, on ne dit jamais aux parents américains ou allemands vivant en France qu’ils ne doivent pas transmettre leur langue à leurs enfants.

 Pourquoi certains enfants ne tirent aucun parti de leur bilinguisme ?

 Récemment, une jeune femme turque et sa fille de six ans sont venues consulter, car l’enfant était mutique dès qu’elle quittait l’appartement familial, alors que par ailleurs, elle parlait très bien le français chez elle au point d’aider sa mère dans des taches administratives. Ni ses camarades ni l’enseignante n’avaient jamais entendu le son de sa voix. L’institutrice ne s’inquiétait pas car, élève en cours préparatoire, la petite Gül savait déjà lire et écrire. Le père ne paniquait pas non plus, il mettait le silence de sa fille sur le compte d’une timidité. En revanche, sa mère était désespérée. C’est elle qui avait tenu à consulter. Elle avait choisi la France, pour que sa fille ait accès « à la connaissance et à la philosophie ». Durant les consultations, Gül se taisait. Elle se mettait en colère. Il était visible qu’elle aurait aimé nous parler, mais qu’elle ne pouvait pas. Je lui ai proposé de dessiner ce qui l’inquiétait lorsqu’elle était à l’école. Elle a représenté sa mère, seule, entièrement voilée, tout en noir. Sa mère était catastrophée : « C’est pour ça qu’elle ne parle pas ? Parce qu’elle pense à moi ? Mais je ne suis pas en noir, et à peine voilée » Elle était très culpabilisée : « Au contraire, quand elle est à l’école, je suis tranquille, heureuse, j’ai le temps d’aller à mes cours d’alphabétisation. » Par son dessin, Gül montrait qu’elle ne parvenait pas à passer de manière harmonieuse, du monde de la maison à celui de l’école. Cette impossibilité fermait sa bouche. On a fini par comprendre que lorsque Gül était dehors, elle avait tellement peur pour sa mère qu’elle se taisait pour la garder en elle.

 Comment ça s’est résolu ?

 Tout se passait comme si Gül n’emportait pas suffisamment d’éléments de sa vie quotidienne à l’école. Les deux mondes étaient trop étanches. On s’est questionné sur ce que les parents pourraient donner à leur fille, qui fasse le lien avec l’extérieur. Intriguée, sa mère a décidé de raconter des contes turcs initiatiques à sa fille. Ces histoires que l’on raconte aux enfants pour les aider à grandir. Progressivement, Gül a pris plus de plaisir à être avec nous. Elle ne nous a pas parlé tout de suite, elle a d’abord parlé à sa classe. Ses premiers mots ont été pour s’excuser. Si elle ne parlait pas, ce n’est pas qu’elle ne voulait pas, c’est parce que ça lui faisait mal. Puis, elle a demandé à l’enseignante l’autorisation de raconter à ses camarades les contes de sa mère. Gül avait besoin d’être rassurée sur la maison en son absence, pour pouvoir s’en séparer et investir l’école. Les enfants s’intéressent d’autant plus facilement à la vie extérieure qu’ils ne doutent pas de ce qui se passe pour leurs parents.

 Pourquoi Gül a-t-elle eu besoin de raconter et traduire les contes, en classe ?

 Pour que l’institutrice soit fière de sa mère ! Qu’elle la perçoive comme quelqu’un de bien, et pas sous l’unique prisme de l’étrangère voilée. L’école a sa propre logique qui s’oppose aux transmissions familiales. C’est valable pour tous les enfants quel que soit leur milieu. On ne mâche pas du chewing-gum en classe, on ne pique pas de colère, etc. La majorité des enfants, y compris en maternelle, sait très bien différencier les espaces. Mais s’opposer ne veut pas dire invalider. La manière dont Gül est sortie de son mutisme nous montre clairement combien il est nécessaire de trouver des liens, lorsqu’ils ne vont pas de soi. Or nos positions collectives, dont le projet de loi Sarkozy est un écho, rendent cette tâche des parents migrants et de leurs enfants de plus en plus ardus.

 Vous choisissez des exemples parfaitement acceptables par la société française...

 Faux ! La question de la langue est au contraire sulfureuse. Un député de la majorité a même établi une corrélation erronée entre la pratique d’une langue maternelle étrangère et la délinquance juvénile. Un fantasme qui a provoqué un tollé chez les linguistes et les psys, mais qui montre bien dans quel état d’esprit nous baignons. Dès que l’on s’intéresse aux histoires individuelles, la perception bouge et l’idéologie n’est plus première. Pour preuve, le parrainage des enfants scolarisés sous le coup d’une expulsion transcende les opinions politiques.

(1) Des éléments identifiants ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

Elle dit « migrant » plutôt qu’« émigré », car ce sont les parcours qui la passionnent et qu’elle est infiniment mobile. Ethnopsychiatre, psychiatre et psychanalyste, Marie-Rose Moro dirige le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Avicenne, à Bobigny. A l’intérieur de ce service, elle est à l’origine d’une consultation transculturelle pour les enfants de migrants et leurs familles. Elle est également professeur à l’université Paris-XIII et directrice de la revue l’Autre, éditée par La Pensée sauvage. Sur son expérience à Avicenne, elle a publié Enfants d’ici venus d’ailleurs, en poche, chez Hachette.

Sources: MULTITUDES WEB

Libération : propos receuillis par Anne Diatkine

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Commentaires (1)

  • khalid

    J\\\'ai bien aimé cet article.