Des villages maliens au bord de la Seine

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Des villages maliens au bord de la Seine
Son jour de gloire est arrivé. C'était le mercredi 28 mai. Ce jour-là, Mody Soukana est régularisé. Dans les couloirs crasseux de "sa maison" - le foyer des travailleurs migrants, Les Alouettes, à Alfortville (Val-de-Marne) -, ce jeune Malien de 26 ans serre des mains. "Vas-y, fais voir, fais voir", lui demande-t-on. L'ex-sans-papiers montre triomphalement son récépissé de carte de séjour. "Hiiiiii, félicitations !, lâche son ami Bakary. Hamdoullah ("Dieu merci", en arabe), c'est mérité."
 
Mody Soukana est chanceux, il le sait. Dans la chambre de 10 mètres carrés désolante qu'il partage avec cinq autres membres de sa famille, certains n'ont toujours pas de papiers en règle. Il les regarde : "Je n'aurais jamais pu réussir en France sans l'aide des miens." "Le vieux", son oncle Moussa, 61 ans, hoche la tête.
A partir du 15 avril, Mody Soukana a fait grève, comme des centaines d'autres travailleurs en situation irrégulière, en occupant jour et nuit son lieu de travail. Lui, a investi son entreprise de nettoyage de l'Essonne : 33 salariés sur 47 ont obtenu des papiers. "Et je reste sur le piquet de grève tant que les autres n'auront pas été régularisés", lâche-t-il. A ce jour, 400 personnes ont été régularisées sur les quelque 1 400 dossiers déposés depuis dans les préfectures d'Ile-de-France par la CGT et l'association Droits devant !!, les initiateurs du mouvement. Et selon le syndicat, sur ces centaines de grévistes, près de 70 % sont maliens.
 
Au foyer, Mody Soukana dort sous l'un des trois lits. Il y a tout juste la place : le sommier en ferraille a été relevé, les pieds reposent sur d'énormes boîtes de conserve d'olives noires. Son oncle, lui, vit dans cette chambre depuis 1971. "Tous les deux ou trois ans, je retourne voir le village au pays", explique-t-il, nostalgique. A côté de lui, son neveu Manady, la trentaine, ne lâche pas des yeux une photo scotchée sur une porte d'armoire : c'est sa maison au Mali, construite grâce à son travail, le tri de déchets. Manady ne peut pas en profiter, il n'est toujours pas en règle, condamné à rester encore des années dans l'ombre de la France et dans cette chambre du foyer délabrée.

Mody Soukana ne participe pas aux quelque 200 euros de loyer. En contrepartie, c'est à lui de faire le ménage dans cette pièce vétuste, "car je suis le plus jeune", sourit-il. "Chez nous, la solidarité, c'est obligé, sinon, au pays on est critiqués", explique l'oncle en caressant son chapelet.

Tous les sans-papiers maliens le savent : s'ils veulent survivre en France, ils doivent se rapprocher d'un ami, d'un cousin, d'un parent... "Même si un compatriote ne connaît personne, il reste un frère qu'il faut épauler", explique Brahima Koné, président de l'Association malienne des droits de l'homme (AMDH). "Et c'est dans les foyers qu'ils vont trouver une aide précieuse, précise Gregory Mann, professeur à l'université Columbia de New York, spécialiste de l'histoire de l'Afrique occidentale francophone. Ils vont être complètement pris en charge."

Le foyer est en quelque sorte une annexe du Mali. "C'est la famille, assure Mamadou Camara, 34 ans. C'est une protection." Quand il est arrivé à Paris en 1999, il ne connaissait pas grand monde. Il savait vaguement que des amis de son village natal devaient vivre dans le foyer Bellièvre, dans le 13e arrondissement.

Là-bas, il rencontre des proches de son père : Moussa Sissoko, 63 ans, et Simbella Diombera, 56 ans. "Tu peux rester jusqu'à ce que tu trouves du travail", disent-ils. Pendant des années, ils lui donnent 30 euros par semaine : de l'argent de poche pour s'acheter notamment des tickets de métro. "Je l'ai aidé parce que c'était mon devoir, assure Moussa Sissoko. Quand on donne de l'argent, ce n'est pas du crédit. On ne rembourse pas."

"Cette solidarité est séculaire", ajoute Brahima Koné de l'AMDH. Pour Mohamed Salia Sokona, ambassadeur du Mali à Paris, "elle s'apprend dès l'enfance". "Nous sommes un peuple qui voyage énormément, ajoute le représentant de ce pays aux 13 millions d'habitants. Il faut que l'on puisse se serrer les coudes à l'extérieur du Mali." Quelque 4 millions de Maliens vivent à l'étranger, dont la moitié en Côte d'Ivoire. Officiellement, 100 000 Maliens sont en France. Officieusement, ils seraient près du double en comptant aussi les Franco-Maliens.

Dans le fond, cette "solidarité" est une arme qui ne dit pas son nom au service de l'économie de leur pays. "Ces Maliens consacrent pratiquement tout leur revenu à leur famille restée au pays", rappelle Benjamin Masure, président de Taf et Maffé, une association en lien avec les foyers migrants. Les sommes envoyées au Mali par la diaspora sont supérieures à l'aide internationale : le Fonds monétaire international (FMI) les a estimées à plus de 122 millions d'euros en 2007. La survie des villages repose sur cette solidarité.

Alors, dans les foyers, les plus anciens - les sages - distillent leurs conseils aux nouveaux arrivants pour éviter un contrôle de police, présentent des amis pour du travail... Si un jeune cherche une fausse carte de séjour pour décrocher un emploi, des Maliens du foyer l'emmènent à "la préfecture de Barbès", le quartier populaire de la capitale où l'on peut se procurer des faux papiers. A moins qu'un compatriote ne lui prête volontiers son titre de séjour.

"On peut vivre dans un foyer sans jamais en sortir", explique Moussa Diagouraga, 31 ans, en France depuis quelques semaines. Besoin d'une photocopie ? Certaines chambres sont équipées du matériel nécessaire. Appeler sa femme, ses enfants, ses parents au pays ? Des Maliens jouent les Taxiphone, pour quelques centimes seulement. Un problème de couture ? Il y a des ateliers de retouches mais aussi des coiffeurs, des bijoutiers, des cours de français ou d'arabe... Des Africains passent de chambre en chambre proposant des vêtements ou des ceintures de marques contrefaites. Des Chinois viennent aussi dans les foyers écouler des piles, des films pornos ou de karaté avec Chuck Norris...

Une petite faim ? A l'entrée des foyers, de 7 heures à 22 heures, des vieillards en boubou proposent des barres chocolatées, des cacahouètes, des boissons, des cigarettes... "Personne ne meurt de faim chez nous", raconte Coulibaly Gaharo, un habitant du foyer Bellièvre. Dans les cuisines, autour de gigantesques marmites, des femmes en nage s'occupent du maffé, plat traditionnel : 1,50 euro l'assiette de riz copieuse, 1 euro de plus avec le poisson ou le poulet.

Des voisins blancs ou maghrébins du quartier ainsi que des SDF affamés en profitent. "Notre aide est ouverte à tous", insiste Hamidou Traoré, président des jeunes du foyer Bara à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Ouvertes à tous, aussi, les portes de la mosquée, située dans les caves.

Mais cette solidarité a sa part d'ombre. Le plus souvent, cette entraide concerne essentiellement les Soninké, qu'ils soient du Mali, du Sénégal ou de Mauritanie. Pour les autres ethnies, c'est plus difficile. Certains racontent qu'ils doivent monnayer leur logement ou les papiers empruntés... Et ceux qui n'ont pas un sou doivent récurer les cuisines ou la chambre pour espérer avoir un toit. Les femmes - qui ne vivent pas dans les foyers et qui oeuvrent dans les cuisines - font de temps en temps l'objet de chantage : accepter les avances d'hommes éloignés des années durant de leurs épouses ou trouver un autre endroit où travailler.

"Ce sont des exceptions, reconnaît Brahima Koné. Mais il y a, en effet, toujours un revers à cette solidarité. C'est le devoir de reconnaissance." Mody Soukana en sait quelque chose. Maintenant que sa situation est réglée, "je vais devoir prendre en charge quelqu'un". Chacun son tour...
Mustapha Kessous, Le Monde. Photo: GILLES COULON/TENDANCE FLOUE POUR "LE MONDE