Comportement financier des migrants maliens et sénégalais et développement de leur pays d'origine

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Ababacar Seydi Dieng

"Des flux migratoires aux enjeux collectifs"

Une présentation de Seydi Ababacar Dieng (Centre Auguste et léon Walras)

Le comportement financier des migrants désigne ici l'ensemble de leurs conduites et de leurs pratiques face à l'endettement, l'épargne et son affectation. Sans entrer dans les controverses et thèses relatives à la notion de développement (voir F. Machlup, 1971), il nous paraît important de spécifier le sens de ce concept. Le développement est, selon F. Perroux, un processus de changements mentaux et sociaux qui accompagne et favorise l'augmentation cumulative et durable du produit réel global d'une population. L'importance des montants de transferts financiers des migrants maliens et sénégalais suscite une interrogation légitime. Pourquoi cette manne financière n'est-elle pas utilisée de manière productive pour promouvoir le développement économique et social des pays d'origine ?

Les migrants et leurs associations participent, au travers de réalisations d'infrastructures, au développement de leur pays d'origine. Il importe cependant de relativiser car, bien qu'indispensables, les actions tant individuelles que collectives des migrants comportent des limites qu'il convient d'expliciter. 

PORTEE CONTRIBUTIVE DES MIGRANTS AU DEVELOPPEMENT

Les transferts financiers et les projets sont les éléments les plus marquants du comportement financier des migrants maliens et sénégalais. L'utilisation des transferts révèle une ambivalence fondamentale. D'un côté, les transferts jouent un rôle crucial pour les ménages dont les revenus salariaux sont insuffisants pour assurer pleinement l'entretien de la famille. Ils servent ici à l'entretien de la famille et à l'exercice éventuel d'une micro-activité économique locale. De l'autre, ils permettent l'accumulation d'un capital symbolique et social pour les familles dont la couverture des besoins vitaux est assurée. La rente migratoire permet à ces familles, au travers de dépenses ostentatoires, d'améliorer ou de conforter leur condition de vie sociale et par conséquent leur place dans la communauté.

Dans les deux cas, les besoins d'argent s'accroissent et rendent plus qu'indispensables les transferts des migrants. Cependant, dans les sociétés claniques telle que la société soninké, la hiérarchie coutumière demeure inchangée, le statut social reste toujours le même. Autrement dit, la monétarisation des liens sociaux n'affecte fondamentalement en rien leur nature - interdépendance, amitié, solidarité. Toutefois, la situation économique et sociale actuelle des pays d'origine interdit toute conversion de l'argent des transferts en prestige social ; cet argent devrait être investi dans des activités productives.

Les projets - individuels ou collectifs - réalisés ou en cours de réalisation témoignent, quelles que soient les motivations sous-jacentes, de l'attachement des migrants maliens et sénégalais à leur terre d'origine. Les villages d'origine sont ainsi le réceptacle d'actions de développement initiées et financées par les migrants. Ces actions sont un indicateur de valorisation du séjour en France. Les réalisations des migrants sont d'une manière générale décentralisées et souvent de dimension raisonnable. La réalisation de projets de développement permet ainsi de créer une dynamique économique - puissant moyen de lutter contre la paupérisation du monde rural - et de stimuler l'initiative privée et collective des villageois.

Le dynamisme de l'action des migrants montre la nécessité de contourner les circuits habituels de l'aide publique au développement au profit de structures privées souples telles que les associations de migrants qui ont fait preuve de leurs capacités d'initiatives. Celles-ci doivent bénéficier des moyens financiers et techniques de la coopération internationale pour qu'elles puissent, en coopération avec les autres acteurs du développement local, réaliser des projets de plus grande envergure.

Par le codéveloppement, les autorités françaises tentent d'organiser de manière concertée avec les pays de migration les flux migratoires pour rentabiliser le fait migratoire en favorisant les investissements dans les pays d'origine. Pour que l'immigration soit profitable aux pays de départ et d'accueil, il faudrait promouvoir les investissements productifs générateurs d'emplois, les transferts de compétences et de techniques. La contribution des migrants est certes nécessaire, mais insuffisante, car il existe des limites objectives de leurs actions.

LES LIMITES DE L'ACTION DES MIGRANTS

 Les différentes recherches ont apporté des éclairages tant sur la portée des réalisations collectives des migrants que sur les multiples problèmes qu'elles ont engendrés.

DES INVESTISSEMENTS CONCENTRES SUR QUELQUES SECTEURS ET TRES PEU GENERATEURS D'EMPLOIS

 Les projets individuels réalisés dans le pays d'origine sont concentrés sur un petit nombre de secteurs tels que le petit commerce, l'acquisition de cheptel au village et la construction de maisons. La création de petites et moyennes entreprises est très rare et le plus souvent il s'agit d'entreprises d'imports exports ou de transport. Cependant, l'investissement dans l'habitat demeure le principal secteur de prédilection des immigrés. Plusieurs études corroborent ce fait essentiel qui semble une réalité que l'on retrouve chez tous les expatriés .

Ce choix de propriété foncière et immobilière a des conséquences socio-économiques favorables à la société et au tissu urbain. Le dynamisme des investissements de migrants internationaux sénégalais a permis en particulier de pallier les insuffisances quantitatives et qualitatives du parc de logements - insuffisances dues au désengagement de l'état qui a fortement réduit les subventions allouées aux sociétés immobilières.

Comme on peut le remarquer, ces activités, bien qu'étant utiles et nécessaires pour les migrants et leur famille, sont très peu génératrices d'emplois. Il est évident, même en l'absence de statistiques relatives au nombre d'emplois créés ou induits par ces projets, que les populations des pays de départ ne peuvent attendre de l'action des migrants une amélioration sensible de leur sort.

En somme, la valorisation du capital est généralement improductive. Ainsi, pour que leur participation au développement soit plus efficace et plus bénéfique à la société, les migrants qui le souhaitent doivent davantage investir dans les secteurs productifs et porteurs d'emplois. Outre l'urgence d'une réorientation des investissements des migrants vers les activités productives, il demeure impératif de mettre un terme aux affrontements que suscitent souvent les projets collectifs.

LES PROJETS COLLECTIFS, SOURCES DE CONFLITS

Les migrants et leurs associations entretiennent des relations symétriques avec les villageois, lesquelles reposent sur une concertation dont l'issue permet de définir à la fois les besoins urgents et les modalités de leur résolution. Ce rapport de proximité facilite l'adhésion et la participation de tous aux différents projets à réaliser. Cependant, il va de soi que ce dialogue permanent entre les villageois et les migrants peut buter parfois sur des obstacles.

Etudiant le fonctionnement des associations de migrants Haalpular et Soninké, S. Bredeloup (1994) a montré que celles-ci sont autant de "Lieux de confrontations et de conflits de pouvoir que (d') espaces d'initiatives et d'innovations". Ces conflits opposent généralement les cadets aux aînés, les partisans et les opposants à la primauté de la hiérarchie sociale traditionnelle et par conséquent entre ceux qui acceptent et ceux qui réfutent une gestion paternaliste de l'association et de ses ressources financières.

Au-delà de ces affrontements internes, les projets collectifs ont souvent engendré deux types de conflits. Le premier type oppose les migrants et leur village à l'état. En effet, il existe souvent un problème d'adéquation entre les besoins des villageois et la politique de l'état notamment dans le domaine de l'éducation et de la santé. Disposer d'infrastructures éducatives ou sanitaires n'est donc nullement synonyme de leur utilisation effective par les bénéficiaires. Ainsi, par exemple, des villageois ont attendu deux années pour avoir un infirmier à leur dispensaire (voir A. B et I. Coquet, 1994). Le second type de conflit peut être qualifié de politique car il s'agit d'une revendication implicite de la "paternalité" et du contrôle des actions de développement. Les migrants ont acquis à travers leur pouvoir financier - contribution financière au développement - une légitimité auprès des villageois et subséquemment un droit de regard et de décision sur tout ce qui se fait - ou va se faire - au village.

Ce droit de regard et de décision place les migrants en concurrence plus ou moins directe avec les autorités publiques locales et les chefs de villages. La lutte possible de contrôle des actions du développement risque de compromettre le dynamisme de développement local déjà bien enclenché au grand drame des populations villageoises. Aussi, importe-il de remarquer avec P. Lavigne Delville que "Les actions communes à plusieurs villages sont très rares dans la région (du fleuve Sénégal). Les concurrences entre villages, les rivalités pour le leadership entre les responsables des associations de migrants rendent la fédération des actions difficile". Cette fédération des actions est d'autant plus nécessaire qu'on assiste à une prolifération désordonnée de réalisations d'infrastructures. La concertation demeure ainsi nécessaire pour rationaliser les investissements.

Ces conflits sont révélateurs du déficit voire de l'absence de concertation entre les associations de migrants, l'état et les Organisations de Solidarité Internationale. Cette carence de dialogue a conduit à des investissements surdimensionnés ou économiquement inefficaces car ne s'inscrivant dans aucune approche globale de développement local.

La concertation avec les migrants est d'autant plus nécessaire qu'ils mobilisent beaucoup mieux que les états l'adhésion et la participation active des villageois aux processus de développement. Il est donc souhaitable et impératif, peut-être à partir des opportunités qu'offre le codéveloppement, de réfléchir sur les modalités concrètes de mise en oeuvre d'une réelle coopération entre les différents acteurs du développement local. Cette coopération permet de s'assurer de l'inscription effective des projets collectifs dans le plan général de la politique étatique de développement territorial.


Contact : Seydi Ababacar Dieng 
Tél. : 04 72 72 65 52 

Courriel :

Centre Auguste et Léon Walras-ISH -14, avenue Berthelot 69363 Lyon cedex 07

Source : http://docsrvr.ish-lyon.cnrs.fr/