L’Afrique en attente

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«L’Afrique en attente ? L’Harmattan 2006, de Cheikh Tidiane DIOP

C’est avec joie que j’ai décidé de soumettre à la sagacité des lecteurs ce jeune auteur audacieux et critique. J’ai accueilli ce jeune homme le 11 novembre 1999 à Besançon. C’est une tradition, comme partout en France, que les « anciens de l’Université » accueillent et conseillent les primo-arrivants ». J’ai eu la chance de rencontrer ce jeune homme, de lui parler, de l’inviter à mon cours à l’IUFM de Franche-Comté pour parler de l’éducation au Sénégal.

Très vite a germé chez lui le besoin d’écrire et voici le premier ouvrage qui sera suivi d’autres bien entendu. Mais qui est ce jeune homme ? C’est Cheikh Tidiane DIOP, né au Sénégal, diplômé des Universités de Dakar, de Bourgogne et de Franche-Comté. Titulaire d’un DESS en Gestion et Politiques Urbaines et d’un Master en Analyse et Gestion des Politiques Sociales, il prépare actuellement un Doctorat dont la problématique porte sur « les alternatives au modèle occidental de développement ».

Petit résumé

Le continent africain serait en « faillite ». Ce constat rapide ne résiste pas à l’analyse car l’hypothèse de l’échec des Africains participe d’un mépris ethnocentrique et traduit une vision latente dans l’inconscient de certains intellectuels : celle d’une Afrique dépendante et incapable de prendre son destin en main. Cette vision dans l’histoire des études consacrées à l’Afrique, tire sa substance dans les récits peu objectifs des explorateurs-conquérants et continue de rencontrer un succès foudroyant au XXIème siècle en raison d’une prétendue marginalisation du continent.

Une certaine littérature touristique, les médias, les agences de presse continuent de propager une image peu valorisante de l’Afrique, image faite de catastrophes, de famines, d’êtres pitoyables, affligés de maladies et se trouvant dans l’incapacité absolue. Ces observations rapides, superficielles et sensationnelles sont relayées par les organisations humanitaires qui se plaisent à sensibiliser l’opinion des nations nanties tout en faisant leur business sur la misère des malheureux africains. Convaincus que l’Afrique va ainsi, on occulte cette autre Afrique possible. Comment l’Afrique peut s’ouvrir au monde sans s’enfermer dans de nouveaux schémas de dépendance ? Comment surmonter les paradoxes de la mondialisation et parvenir à la définition d’un autre modèle de développement pour nos sociétés ?

Ce livre se donne comme objectif de rompre avec la tendance de l’afro-pessimisme triomphant pour fournir les bases d’une nouvelle vision aux élites politiques et intellectuelles africaines mais également à tout ceux qui s’intéressent objectivement à l’Afrique.
L’auteur de « l’Afrique en Attente ? » exhorte les Africains à regarder ce qui se passe dans le reste du monde pour comprendre que leur salut ne pourra venir que d’eux mêmes. Une nouvelle génération d’élites africaines devra relever le défi des Droits Humains et de la Paix sur le continent afin de garantir des espaces sûrs pouvant refaire de l’Afrique un partenaire fiable. Dans la nouvelle configuration géopolitique du monde, l’Afrique est appelée à jouer un rôle prépondérant en s’instituant dans un cadre unitaire comme un pôle de puissance.

 << Les modèles de développement créés dans d'autres contextes socio-historiques n'ont pas eu en Afrique les résultats escomptés >> Cheikh Diop


« L’Afrique en attente ? » L’Harmattan 2006
 

Qu’est-ce qui, aujourd’hui,a motivé la rédaction de ce livre et la série qui va suivre ?

Ce premier livre est l’introduction d’une série consacrée aux problématiques du développement en Afrique. Dans « l’Afrique en attente ? », j’ai eu comme objectifs de poser les fondements d’un certain nombre de chantiers qui me semblent utiles pour la réflexion actuelle sur l’Afrique. Les thèmes que j’ai voulus aborder sont liés à la nécessité de réadapter nos appréhensions des évolutions du monde actuel à savoir « la nécessité de repenser la notion de développement parce que nous ne pouvons pas continuer à croire que le développement à l’occidental soit l’unique horizon du devenir humain », « la définition et l’édification de projets de société propres au continent africain », « les modalités d’acquisition effective de technologies nécessaires pour autonomiser nos appareils de production et notre économie », « la diversification de nos partenariats avec le reste du monde sur la base d’une meilleure prise en charge de nos intérêts qui sont ceux de nos populations aujourd’hui asphyxiées dans une économie-monde déséquilibrée et où nos Etats demeurent impuissants », « le partage des pouvoirs dans les institutions internationales et dans les prises de décisions qui gouvernent la marche des sociétés du vingtième siècle », « notre identité africaine plurielle dans un monde esseulé par les extrémismes de divers ordres » etc.

J’ai voulu en même temps exhorter la jeunesse africaine à faire sienne la nécessité de prendre conscience du fait que son avenir est en Afrique et nulle part ailleurs dans ce monde et qu’il est vain de prendre l’assaut désespéré de pirogues pour une aventure qui mène à la destruction. Il va de soi qu’une nouvelle élite intellectuelle et politique doit fournir les visions nécessaires pour un autre devenir du continent.

A votre avis qu’est-ce que ce continent attend, n’est-il pas en retard d’ailleurs ?
Vous dites « durant ce XX1 ème siècle, tous les espoirs se tournent vers l’Afrique » êtes-vous sérieux ?

L’espoir ne doit jamais tarir dans nos cœurs et dans la volonté que nous devons avoir pour combattre l’opprobre de la misère matérielle liée à l’entreprise d’exploitation des richesses du continent sans aucune prise en compte des intérêts de ses peuples. L’Afrique n’a pas été à la marge de l’évolution du monde et n’a jamais été aussi intéressante qu’aujourd’hui ; en témoignent le regain d’intérêt et les convoitises dont elle continue de faire l’objet.

Contrairement à l’afro-pessimisme ambiant qui est un condensé d’aveux d’impuissance, le monde attend effectivement des africains qu’ils démontrent qu’ils sont capables de porter un nouveau regard sur eux-mêmes pour mieux se resituer et prendre leur destin en main.
Le « retard » décrété de l’Afrique relève d’une superstition intellectuelle. L’Afrique attend cette prise de conscience historique pour se libérer de ce dessein tragique taillé comme un costume pour l’être africain. Nous ne pouvons pas accepter l’idée que l’essence de l’africain soit associée à la tragédie et à la servitude des intérêts des autres.

 << Nous ne devons pas avoir peur des utopies car elles sont fondatrices de tout progrès humain et donnent sens à l'histoire >> Cheikh Diop

Vous-vous lancez dans une critique des intellectuels, des dirigeants, etc. qui nient ou veulent façonner notre histoire, notre civilisation, en empruntant des modèles étrangers (vous parlez même de « terrorisme intellectuel »).

L’approche que je développe sur les problèmes de l’Afrique ne se limite pas à la seule critique des élites politiques et intellectuels postindépendance mais c’est une contribution car chaque génération est l’héritière de la précédente. Nos aînés ont eu à développer un certain nombre de visions par rapport à l’esprit de leur temps et aux moyens qui étaient à leur disposition. J’ai constaté qu’un certain nombre d’entre eux ont développé des idées qui ont débouché sur des pratiques qui ne correspondaient pas à l’entendement et aux attentes de leurs peuples. La tyrannie des modèles façonnés dans d’autres contextes socio-historiques n’a pas fourni les résultats escomptés en matière de « développement » ou de bien-être. Nos aînés ont été victimes d’un formatage intellectuel dont ils ont eu du mal à se libérer malgré les nombreuses tentatives. Le nouveau terrorisme intellectuel est le débauchage des cerveaux utiles pour l’Afrique. Certains l’appellent « fuite des cerveaux », d’autres « immigration choisie ».

J’apprécie votre fougue et votre façon de bousculer les idées des autres et de vous imposer, mais dites-moi si le développement est d’abord et avant tout un Projet quel est à ce jour celui de l’Afrique ? S’il existe, il doit être flou, opaque.

Le développement humain est un projet qui prend toujours en compte un certain nombre de réalités socioculturelles et historico-politiques. Nous avons cru que ce projet est réductible à sa seule dimension économique suivant une certaine doxa consistant à dire que le seul modèle valable est celui en cours en occident. C’est précisément la mise en œuvre de ce modèle qui a échoué en Afrique et non des projets de société spécifiquement imaginés par les africains. Le jour où ceux qui dirigent nos pays auront compris cela, va éclore véritablement le génie africain qui se manifeste malgré tout à travers toutes les initiatives réussies que le modèle dominant impropre tente de marginaliser.

Par ailleurs, si les sociétés africaines n’étaient pas capables de répondre aux questions que leur posent les nécessités de la vie, on ne parlerait plus d’africains. Malgré toutes les injustices subies et qui continuent de compromettre leur destin, les africains résistent de par un attachement à la vie exceptionnel. Il y a bien des sociétés qui ne résisteraient pas à un tel acharnement de malheurs sans péricliter. C’est dans cette capacité exceptionnelle que nous avons qu’il faut tirer le meilleur projet qui tient compte de nos réalités. Notre économie qualifiée d’informelle fait vivre des millions de familles pendant que l’économie dominante dépossède des millions d’êtres humains de leur pouvoir de vivre. Le libéralisme est éminemment africain, il suffit d’aller dans nos marchés pour comprendre que c’est la loi de « l’offre et de la demande » qui prévaut à la seule différence que les relations sociales et la solidarité constituent « la main invisible ».

Quel sens donnez-vous au panafricanisme, est-ce que vous reconnaissez celui défendu par Mohamar Khadafi de Libye ?

En jetant un regard sur les mutations géopolitiques en cours en Afrique ces dernières années, on se rend compte que les facteurs de divisions sont plus nombreux que ceux pour l’unité. Au moment où le monde se reconfigure et que de nouveaux pôles émergent, les dirigeants africains continuent de sous-estimer la nécessité de s’unir. En effet, l’analyse géostratégique révèle un continent qui se scinde en trois blocs avec des pays dont l’instabilité menace la paix de régions entières. Au nord, le Maghreb semble de plus en plus coupé du reste de l’Afrique et ne dissimule plus tellement ses aspirations à s’intégrer dans une Union euro-méditerranéenne qui la couperait définitivement de l’Union Africaine en construction.

L’Afrique subsaharienne et le centre constituent une sorte de corridor empêtré dans des conflits sans fin et qui menace la stabilité nécessaire pour tout projet d’unification. Au sud, l’Afrique australe tente de constituer un pôle économique dynamique autour de l’Afrique du Sud dont l’unique préoccupation de l’heure semble l’instauration d’une suprématie sur l’ensemble des autres pays africains. Cette nouvelle subdivision de l’Afrique ne constitue pas un barrage à la stratégie des pays développés (USA, UE) ou émergents (Chine et Inde) dont le souci permanent est de mettre la main sur les richesses du continent.

Cette nouvelle carte de l’Afrique qui se dessine est favorable à cette volonté de mainmise des puissances économiques mondiales qui ne ménageront pas leurs efforts pour entretenir les tensions en cours, voire à les renforcer au détriment des populations civiles qui payent l’incapacité des dirigeants africains de défendre leurs intérêts et de parler d’une même voix au reste du monde. Il faut remonter à la conférence de Berlin de 1884-1885 pour comprendre que l’Afrique n’est toujours pas à l’abri de velléités d’entente extérieure pour un partage de ses richesses.


 << La situation héritée de la colonisation est déterminante pour comprendre les conflits qui minent l'Afrique >>  Cheikh Diop

Au centre des conflits qui minent l’Afrique depuis des décennies maintenant, la situation héritée de l’histoire coloniale occupe une place prépondérante. Les frontières héritées de la colonisation sont en effet une réalité déterminante pour comprendre ces conflits, leur durabilité et la difficulté de les résoudre. Par delà, l’existence d’entités politiques fragiles, ce sont des populations d’une diversité ethnique et culturelle extraordinaire qui se retrouvent dans des sortes de cohabitation forcée. Certains auteurs réfutent ces explications des causes de l’instabilité africaine sous prétexte qu’elles sont simplificatrices et dédouaneraient les responsabilités des africains.

Il n’en demeure pas moins que pour comprendre l’essor de l’économie européenne, on évoque volontiers les miracles de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècle. Par conséquent, on ne peut pas comprendre les conflits africains sans évoquer l’héritage historique qui trouve une continuité dans ce que d’aucuns appellent le néocolonialisme. On peut ainsi ajouter d’autres éléments déterminants comme la religion, les obédiences idéologiques et la faiblesse économique liée aux différentes dépendances entretenues par les anciennes métropoles vis-à-vis de leurs anciennes colonies. Pourtant si l’instabilité des pays africains est avérée, il a existé une plus ou moins grande capacité et une volonté des africains de transcender leurs différences pour s’unir au sein de nations fortes suite aux indépendances. Le projet de l’unité africaine était né d’une volonté de dépasser les velléités conflictuelles héritées de la situation coloniale. Pour autant, le cocktail de la diversité ethnique, culturelle et religieuse est un fait indéniable prompt à l’explosion à la moindre étincelle.

En outre, la possession de richesses multiples sur leur sol, expose certains pays africains à des convoitises dont les conséquences peuvent être dramatiques pour leurs populations et la stabilité de leurs voisins. Ces convoitises trouvent souvent des conditions favorables dans les divisions internes que le tracé des frontières issues de la colonisation continue encore à raviver. Le rêve de l’unité africaine tarde à devenir une réalité mais l’Afrique n’est pas plus en retard que l’Europe qui a encore du mal à réaliser son unité politique. Même si certains acquis peuvent être soulignés avec l’Union Européenne, le projet politique est en panne aujourd’hui. Le défi de l’unité africaine doit se conjuguer avec le respect des Droits de l’Homme, le respect des peuples et l’exigence de Démocratie. La priorité d’aujourd’hui doit se concentrer sur les modalités de pacification du continent en arrêtant de brader les peuples et les richesses de leurs sols. C’est uniquement dans ces conditions que l’on pourra accéder à la réalisation de l’unité de nos nations autour d’un projet continental de développement soucieux de l’intérêt des peuples.

La révolution panafricaine proposée par Kadhafi et qui s’inspire du rêve de Nkrumah peut redonner un nouveau souffle. Un nouveau chantier panafricain peut et doit s’échafauder pour la construction d’une entité africaine cumulant intérêts économiques, politiques et géostratégiques pour la pacification de tout le continent des Atlas au Cap de Bonne espérance. Il en va de la puissance de toute l’Afrique mais également de la sécurité de ses peuples. Le Sahara n’est pas une frontière intangible qui doit couper l’Afrique en deux entités distinctes qu’aucun lien ne doit plus unir.

L’histoire du Maghreb et de l’Afrique noire est commune parce qu’elle a connu la même domination étrangère. L’intrusion arabe et la colonisation européenne subies aussi bien au Nord du Sahara comme au Sud n’ont pas épargné ni le Maghreb, ni l’Afrique noire quelles que soient les différences culturelles souvent évoquées pour distinguer ces deux blocs du grand continent africain. La pénétration islamique et occidentale a fédéré ces deux blocs et aujourd’hui, nous partageons un certain nombre de valeurs civilisationnelles que rien ni personne ne peut plus occulter. Que le Maghreb ait les yeux tournés vers l’Europe ne doit pas l’empêcher de tendre la main à ses voisins du Sud avec qui il partage un avenir commun qui ne saurait être dissocié sans affaiblir les intérêts des uns et des autres avec le grand risque de compromettre la puissance de l’ensemble africain. Nous ne devons pas avoir peur des utopies car elles sont fondatrices de tout progrès humain et donnent sens à l’Histoire.

Vous donnez une définition du socialiste africain comme l’homme de l’Ujamaa : ie l’homme de l’esprit de famille et de la fraternité. Ne pensez-vous pas que cette mentalité nous a nuit et tiré vers le bas, parce que nous avons été incapables de concilier rigueur, conscience professionnelle et valeurs traditionnelles, bien souvent ces dernières ont primé partout au détriment de l’esprit du service public ?

Dans les nombreuses visions développées par nos prédécesseurs aux lendemains des indépendances, il y a la définition et les orientations du socialisme. La doctrine de Julius Nyerere théoricien de l’Ujamaa était enracinée dans un certain nombre de valeurs jugées alors comme représentatives de ce qui constituait l’âme de nos sociétés. La famille, la communauté, la solidarité devaient être au centre du socialisme à visage africain. La rigueur et la conscience professionnelle ne s’opposent pas à l’idéal d’une civilisation juste et consciente de la place que l’humain doit occuper dans tout projet qui recherche le bien-être de l’Homme. En cela, nos prédécesseurs ont été des précurseurs, car aujourd’hui tout le monde est d’accord. Les occidentaux se sont notamment rendu compte que la rationalité, la poursuite des objectifs économiques et l’abandon de certaines valeurs pour des motifs d’efficacité ne garantissent pas forcément le bonheur humain. L’Ujamaa de Nyerere était un humanisme.

 << Ceux qui pensent que la Chine est une chance pour l'Afrique semblent oublier qu'un processus de vassalisation de nos économies est entrain de se construire >> Cheikh Diop

Vous dites qu’une éthique de bonne gouvernance est sans aucun doute une condition sine qua non pour changer la donne dans l’ensemble des pays africains, voulez-vous nous en dire plus.

La bonne gouvernance fait partie de la vulgate néolibérale dont l’objectif est de déposséder l’Etat de toutes prérogatives dans le domaine des politiques publiques. Dans le jargon de certaines institutions qui financent les programmes de développement, la bonne gouvernance rime avec les politiques de privatisations des secteurs publics avec une moindre intervention de l’Etat. C’est en tout cas ce qui se cache derrière la notion d’où la nécessité de la redéfinir conformément aux exigences de développement mais également d’équité. Dans l’énumération des causes du sous-développement on cite souvent la gabegie et la corruption qui sont des fléaux dans nos sociétés. Il va s’en dire que lutter contre de telles pratiques néfastes est une priorité pour asseoir de véritables services publics dans les domaines de la santé, de l’éducation mais également dans tous les autres secteurs qui occupent une place cruciale dans nos systèmes pour garantir une véritable éthique dans la gestion de l’intérêt général.

Les droits de l’homme en Afrique, c’est un vrai sujet que vous abordez et quel est votre sentiment sur cette question ?

Si j’ose dire on n’est pas loin de Hobbes qui disait que l’homme est un loup pour l’homme, le plus fort s’impose sans égard, la force devient loi, le plus faible croupit dans l’oubli et la misère, il doit survivre avant de mourir.

L’homme est un loup pour l’homme partout dans ce monde et pas uniquement en Afrique. La civilisation humaine n’a pas évolué dans le sens du respect de la différence et de l’autre, en témoignent encore les guerres qui plongent le monde dans le chaos. Le mépris de l’autre est la première entorse à l’idée des Droits de l’Homme. En ce sens, nous n’avons rien à envier aux grandes démocraties qui ne le sont que de nom. Quand l’Amérique tue au nom de la démocratie et du Respects des Droits de l’Homme, nous devons nous poser des questions sur le véritable sens qu’il faut redonner à ces notions de liberté, de conscience, de justice. Il nous faut inventer un humanisme raisonnable qui met tous les peuples au même pied d’égalité, la fraternité humaine en sortira grandie avec une garantie de paix durable.

Quiconque se penche sur les problèmes de l’Afrique ne peut s’empêcher de reconnaître que la situation des Droits de l’Homme est lamentable dans bon nombre de pays. Les peuples africains ne sont toujours pas à l’abri de forces aveugles dont la furie peut déboucher sur des génocides comme ce fut le cas au Rwanda et au Soudan aujourd’hui. Devant le silence indigne de la communauté internationale, des millions d’africains continuent de subir l’arbitraire de systèmes politiques ou de groupuscules agissant aux noms d’intérêts partisans, de la différence raciale, ethnique ou religieuse.

Par ailleurs, les Droits de l’Homme ne peuvent être uniquement réduits aux droits politiques. On continue d’exiger des africains plus de démocratie mais leurs efforts pour garantir des droits politiques comme la liberté d’expression ou de vote ne sont jamais assujettis de droits économiques. Nous savons que ces deux ordres de droits sont indissociables au risque de provoquer la spirale de la violence. Les conditions de la paix sur le continent sont en partie compromises par l’instabilité favorable à l’industrie d’armement des pays développés, à différentes catégories de trafiquants de tous ordres et à certaines mafias qui n’hésitent pas à alimenter des foyers de tensions pour s’adonner à leurs activités sans inquiétude. C’est en décryptant la complexité des contextes d’atteinte aux Droits de l’Homme que l’on arrivera à éradiquer les responsables d’exactions ou de crimes en Afrique mais également à fournir des conditions favorables et durables pour la paix.

Vous voulez espérer en reconstruisant une nouvelle élite, éviter la fuite des cerveaux, mais comment lutter contre cette tentation quand dans nos pays il y a plus de clientélisme que le respect des compétences ? Aussi n’oubliez pas que Sarkozy prône l’immigration choisie et que les bons risquent de partir.

Les pays européens n’ont jamais subi l’immigration contrairement à ce que l’on veut nous faire croire. La France a toujours choisi ceux qui devaient rentrer sur son territoire en fonction de ses intérêts économiques. Les grands chantiers d’après guerre ont été l’œuvre de la main des enfants des colonies qui n’étaient pas encore indépendantes. Je consacre un chapitre à cette histoire de l’immigration en France dans un livre qui paraîtra bientôt que j’ai intitulé : « Délits d’intégration : Et si les africains quittaient la France ».
Le problème qui se pose pour les pays africains est lié à leur capacité à fournir ou non un avenir à leurs enfants. Comment un chef d’Etat africain peut crier à « la fuite des cerveaux » quand il ne fait rien pour fournir des conditions idéales à la formation, la recherche et l’insertion pour ses intellectuels ?

 << Les actions humanitaires servent à cacher toutes les injustices dont nous sommes victimes >>  Cheikh Diop

Le débat sur cette fuite des cerveaux devient un faux débat quand on sait que de nombreux intellectuels africains envisagent de retourner en Afrique pour faire valoir leurs compétences difficilement acquises dans les universités de certains pays européens où il n’existe plus aucune sécurité en raison de la montée d’un extrémisme dangereux. Je pense à Ibrahima Sylla étudiant guinéen assassiné à Marseille (France), à Samba Lamsar Sall à Saint Petersburg (Russie) et à bien d’autres encore. La balle est plus que jamais dans notre camp pour choisir la construction de l’Afrique. Il est du devoir de ceux qui ont la chance des voyages et des études de fournir l’exemple en transférant le combat sur le sol de nos pays pour changer la donne politique qui est aujourd’hui la source de la désertion du continent par sa jeunesse. Demain ne se fera pas sans la jeunesse africaine.

Vous introduisez une subtile nuance entre humanitarisme et humanisme, voulez-vous nous enseigner ces concepts ?

Ce fut au nom de l’humanisme que nos ancêtres furent réduits en esclavage. La mission civilisatrice a préparé la colonisation de l’Afrique. Nous savons que seuls les intérêts économiques ont prévalu par delà les bonnes intentions humanistes. Aujourd’hui la main humanitaire sert la main invisible du marché. Que vaut un sac de riz dans une vallée de désastres ? J’ai envie de dire à Monsieur Kouchner que quand il est retourné dans son pays après une bonne opération médiatique, les Somaliens ont continué à mourir. Il est devenu ministre des affaires étrangères, j’ose espérer qu’il contribuera à éteindre le feu que les intérêts économiques des pays comme la France continuent d’allumer sur le continent africain. Les actions humanitaires servent à cacher toute l’injustice dont nous sommes victimes et continuer à croire que la poudre de lait de Nestlé fera grandir nos enfants c’est oublier que l’Afrique est une terre ancestrale d’élevage. Ce continent a nourri le premier humain et continue de nourrir l’espèce humaine sauf ses propres enfants.
Il faut rompre avec l’humanitarisme car les africains n’ont pas besoin d’être éternellement secourus, ils ont besoin d’être considérés.


L’Afrique est quasi absente dans le feu de la mondialisation pourquoi selon vous et que faire ? Quels défis ?

Comme je l’ai déjà dit l’Afrique n’est pas en marge de l’économie du monde mais elle n’y gagne rien. Il n’existe pas beaucoup de secteurs de l’industrie moderne qui ne vit pas de matières premières dont une bonne partie provient de l’Afrique. Le déséquilibre entretenu à travers des termes d’échanges nocifs pour nos économies, le piège de l’aide conditionnée au développement, certains de nos accords partenariaux, certaines facilités piégées d’emprunts, l’expropriation de nos ressources etc. sont autant d’éléments handicapants pour une bonne insertion dans cette économie-monde. La mondialisation n’en est pas à sa première manifestation et nous n’avons pas à avoir peur de ce nouveau cadre des transactions commerciales internationales. Il nous faut tout simplement assainir nos relations économiques avec nos partenaires en procédant par des stratégies de rééquilibrage conformes à nos intérêts.

Nous devons par conséquent être vigilants vis-à-vis de la Chine qui est en train de reproduire le même schéma de mise en dépendance de l’Afrique en fonction de ses intérêts. Pendant que tous les experts sont d’accord pour réduire voire annuler toutes dettes contractées par les pays africains, la Chine consacre un gigantesque projet d’endettement de l’Afrique. Ce projet s’il aboutit va nous livrer aux mains de l’économie rouge dont les gadgets ont déjà envahi nos petits marchés.

Ceux qui pensent que la Chine est une chance pour l’Afrique semblent oublier qu’un nouveau processus de vassalisation de nos économies est en train de se construire avec ce partenaire dont les méthodes ne sont pas si différentes de celles qui ont plongé l’Afrique dans la détresse que nous voulons combattre.


 << Contrairement à ce que dit Axelle Kabou, l'Afrique n'a pas refusé le développement, mais une certaine forme de développement >> Cheikh Diop

Vous dites qu’il faut repenser le développement, pensez-vous qu’il y une autre voie ?

Le développement est universel parce que les conditions qui le rendent possibles sont universelles. Tous les peuples ont fait preuve d’aptitude à accroitre indépendamment leurs moyens de mener une vie plus satisfaisante en exploitant les ressources de la nature. Chaque société, dans son histoire peut faire référence à une période de développement économique.

Contrairement à Axelle Kabou, je pense que les africains ont refusé une certaine forme de développement et non le développement. Le développement est l’apanage de toutes les sociétés humaines mais tel qu’il est défini de nos jours il rime avec l’exploitation de certains pays par d’autres. Quand on hiérarchise les nations, c’est de croissance économique dont il est question. En comparant un certain nombre d’éléments utiles au développement économique comme la possession de ressources, l’Europe apparaît très pauvre mais c’est en s’emparant des capacités des autres qu’elle a pu entamer au XVIIIe siècle sa révolution industrielle.

Sur une échelle, on peut s’apercevoir que la révolution industrielle s’est déroulée en pleine période d’exploitation des ressources humaines et matérielles du continent africain à travers l’esclavage mais aussi la colonisation. La sophistication du développement fondée sur des moyens inhumains de domination de la nature explique les différences entre les pays mais nous savons aujourd’hui que l’humanité ne peut plus continuer à voguer dans le même sens au risque de condamner la vie à la disparition. D’où la nécessité pour l’espèce humaine de redevenir humble et imaginer d’autres solutions plus adaptées à sa survie. En ce sens, l’Afrique peut fournir un laboratoire d’expérimentation de ces solutions et non se lancer dans le « tout technique » ou le « tout industriel ». Notre retard ne peut se juger en fonction du progrès destructeur de la planète.

Pour terminer vous faites comme Martin Luther King, façonner un rêve africain, ce continent peut nourrir les espoirs de demain, je veux bien, mais comment avec quelles mentalités ?

Il ne s’agit pas de mentalités car il faut avoir le mental fort pour braver les tempêtes de l’océan sur des milliers de kilomètres. Si nous arrivons à ériger ce mental à l’édifice de l’Afrique, je pense que nous pouvons y arriver plus vite que prévu.

Il me semble que voila longtemps maintenant que nous avons perdu le paradis mais que celui auquel nous aspirons ne se trouve nulle part ailleurs que chez nous, dans notre avenir d’hommes des tropiques, d’Afrique. Nous avons substitué d’autres rêves au rêve d’Afrique et notre jeunesse est obnubilée par les réverbères de l’Occident. Des millions de jeunes africains sont aujourd’hui victimes du rêve d’Europe ou d’Amérique. Il y a l’Occident et l’Orient, on a découvert les Amériques comme un nouveau monde, l’Afrique est le continent des origines. Elle est la mère de la vie et de l’Homme et c’est pour cela qu’elle suscite un élan aussi fort dans nos cœurs et dans celui de ceux qui l’aiment réellement. L’Homme est parti de ce continent et s’est façonné dans l’espace et le temps, on peut penser qu’il garde le regret-secret d’y retourner. C’est le rêve d’Afrique.

L’Afrique est en retard, les africains sont bons, individuellement, quel est selon vous le visage que devra prendre l’Afrique pour être présente pendant les Grands Rendez-Vous, pas comme spectatrice ou figurante mais participante active comme la Chine.

Le bel « rendez-vous du donner et du recevoir » de Senghor s’est transformé en « rendez-vous d’assistés humanitaires et de resquilleurs de frontières ». Parlant du musée du Quai Branly, Madame Aminata Traoré disait : « Ainsi donc furent consacrées nos œuvres là où nous sommes interdits de séjours ». L’Afrique doit être notre destin. La Chine n’est pas un modèle. Il nous faut nous réapproprier notre destin et travailler pour l’Histoire. Ceci, à travers une prise de conscience historique pour prouver au reste du monde qu’il existe un génie africain. Nous pouvons faire triompher l’idée que nous avons de l’Afrique. Malgré tous les pillages des ressources et toutes les tentatives d’endiguement de son réel élan, l’Afrique regorge de possibilités. Nous avons une réserve de développement colossal. Il y a une Afrique qui en est consciente et qui œuvre pour asseoir les conditions idéales au développement. Je rends hommage à la Femme africaine dont le courage n’a d’égal. Ce sont elles qui portent l’Afrique. Le vrai visage d’une Afrique triomphante devra être celui de ces femmes dignes et courageuses et qui continuent de sauvegarder la vie dans un continent menacé.

Pape CISSOKO ,au nom de grioo, vous remercie et bon courage pour la suite.

Source : GRIOO