La tradition réaliste dans la littérature négro-africaine francophone

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La littérature négro-africaine francophone est une littérature réaliste, dès le départ. Dans un premier temps, entre 1920 et 1960, elle a été une reproduction plus ou moins fidèle des exactions de la colonisation européenne dans le continent, des traditions et des modes de vie des populations prises entre les deux cultures occidentale technicienne et africaine traditionnelle. Dans un deuxième temps, de 1960 à 1990, cette littérature retrace les réalités des dictatures sanguinaires, souligne les différents  changements intervenus dans le continent au lendemain des indépendances et les conflits des générations, etc.  Ces deux étapes de la littérature réaliste africaine francophone au sud du Sahara ont  été marquées par des œuvres capitales contribuant à l’élaboration d’un savoir sur les réalités du continent.

Au début du XX siècle, René Maran, fonctionnaire de l’administration coloniale française,  a pris fait et cause pour les colonisés en  donnant  à cette littérature l’une de ses  œuvres réalistes, Batouala1,  reproduisant les abus du système colonial auxquels étaient  confrontés les indigènes. En effet, l’auteur a choisi, pour la première fois, de donner la parole aux habitants d’un petit village de l’Oubangui Chari, actuel Centre Afrique,  afin qu’ils expriment leurs quatre vérités sur l’exploitation coloniale à la quelle ils étaient quotidiennement confrontés. Le roman fait ainsi découvrir au lecteur les joies et les pleurs des habitants de cette contrée de l’Afrique en prise avec le système colonial. Premier signe avant –coureur du mouvement de la négritude, Batoula  intéresse à la fois par son contenu et par l’entreprise qui le fonde : la mise en cause du système coloniale. Il ne tâche même pas d’expliquer : il constate.
S’inscrivant dans la même tradition réaliste, le « tirailleur sénégalais », Bakary Diallo, avec son Forcé Bonté2, retrace la vie de son auteur qui, mobilisé pendant la première guerre mondiale, livre aux lecteurs ses péripéties. Adolescent, Bakary Diallo participe donc à plusieurs opérations militaires en Afrique du Nord (Maroc) avant de rejoindre l’armée française en combat contre les Allemands. Blessé, il passa plusieurs mois dans des hôpitaux en France, avant de retourner au Sénégal. Au point de vue réaliste, ce texte est riche en informations. C’est un texte simple, écrit sans acrobaties stylistiques propre aux romanciers africains francophones de la première génération, mais qui donne une idée claire sur ce qui semble être l’apport positif de la France en Afrique, d’où le titre du roman Force –Bonté. Dans la même tradition réaliste, on notera Karim d’Ousmane Socé Diop et  Doguicimi3 de Paul Hazoumé.  Si le second  ouvre la voie aux romans historiques, le premier, lui, offre un modèle pour les futurs romans africains francophones de mœurs citadines.

Dans le même ordre d’idées que ces deux romans, on notera Chaka (1925) de Thomas Mofolo et du romancier malien  Seidou Badian (1961). Ces deux auteurs se sont inspirés, au moment de la production de leur texte, de l’histoire réelle du fondateur de l’empire Zoulou, Chaka. Sur le modèle du roman historique, ces deux textes ont repris à leur compte les éléments historiques de ce guerrier zulu  d’Afrique australe du milieu du XIX siècle. La particularité de ces œuvres est d’avoir su donner aux lecteurs une information plus ou moins complète sur les  faits et gestes de cet empereur. Mofolo et Badian, avant d’écrire leur texte, et dans un souci de rester fidèle à la réalité des faits racontés, se sont renseignés, ont fait des enquêtes sur la vie du personnage de Chaka. Leurs textes participent de ce fait «  de la construction du sens de l’Histoire  en tant que mémoire des civilisations.4 » Ces textes présentent un personnage reconnu historiquement, dont « les traits sont devenus presque des clichés dans l’esprit du lecteur.5 » Chaka de Mofolo, par exemple, « procède de cette technique, puisque sa valeur première est d’apprendre au lecteur tout sur les civilisations de l’Afrique australe au XIX siècle et au XX siècle.6 » De même, le roman éponyme de Seidou Badian  procède de la même manière. L’objectif de l’auteur étant de contribuer à l’élaboration d’un savoir sur ce grand empereur africain. Badian et Mofolo s’inscrivent ainsi dans la même tradition réaliste qu’un Balzac ou qu’un Stendhal.

De même que ces deux textes, au titre identique, on signalera les œuvres du romancier sénégalais, Sembène Ousmane, notamment Les Bouts du bois de Dieu (1960). Dans ce texte, l’auteur met en scène deux visions antagonistes du monde sous l’angle marxiste : d’un côté, les patrons, les colonisateurs et de l’autre,  les colonisés. Ce roman constitue un point culminant dans l’engagement social de son auteur qui s’inscrit dans la tradition réaliste et naturaliste français du XIX siècle. Sembene Ousmane est dans ce sens un témoin oculaire des injustices auxquelles les populations, particulièrement les ouvriers du chemin de fer Dakar –Niger, étaient confrontése. Chez Sembène, en effet, l'engagement social prend toute son ampleur et son apogée dans Les Bouts de bois de Dieu dont le thème principal est la grève des emplois du  chantier de chemin de fer Dakar –Niger. A partir de cet événement historique qui a eu lieu du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948, le narrateur raconte le récit qui navigue entre la fiction pure et des faits historiques avérés. L’anecdote porte sur les conditions inhumaines réservées aux ouvriers noirs du Dakar – Niger et fustige l’arrogance des patrons. Deux mondes antagonistes sont campés côte à côte. Les ouvriers sont des victimes et les patrons des oppresseurs, ainsi que les chefs religieux ou tous ceux qui croient en Dieu.7»

Ce roman est  un récit où fiction et réalité se mélangent. Son auteur renseigne le lecteur à la fois sur les réalités de la colonisation et les exactions auxquelles elle aboutit. Les Bouts de bois de Dieu est dans ce sens une œuvre engagée, qui se révolte contre le traitement réservé aux populations africaines en général, et soudano-sénégalais en particulier.

Dans le même ordre d’idées, on retiendra Allah n’est pas obligé8 et Quand on refuse on dit non9 du romancier ivoirien Ahmadou  Kourouma.  Dans ces deux textes romanesques, l’auteur renseigne le lecteur sur les conflits armés et sanguinaires au Liberia, en Siéra Leone et en Côte d’Ivoire. Dans le premier roman Ahmadou Kourouma évoque les péripéties d’un enfant soldat, Ibrahima qui, après avoir été enrôlé et combattu auprès des chefs de guerre, décide de partir à la recherche de sa tante qu’il a perdu de vue sinon égarée ou tuée quelque part en Siéra Leone ou au Liberia. Le second, lui, constitue une suite logique du premier. En effet, il relate l’histoire du même personnage, Ibrahima en l’occurrence, et de sa tante qui, fuyant les hostilités de la guerre civile dans le sud de la Côte d’Ivoire, se rendent dans le Nord du pays. Ces deux romans, sur le plan réaliste, constituent une véritable information sur les réalités des conflits armés dans cette région du continent africain où les rebelles et les forces armées gouvernementales se livrent une bataille sans merci. Ahmadou Kourouma, de la même manière qu’Emile  Zola, s’inspire des faits réels, s’informe, se documente avant d’écrire ses textes.

De même que Kourouma, les œuvres du romancier congolais Sony Labou Tansi, notamment La Vie et demie, sont une véritable source d’information  sur les réalités de l’Afrique. Cet auteur, avec un style dérisoire et onirique, relate l’histoire des dictatures sanguinaires auxquelles le continent africain est confronté  au lendemain des indépendances. En faisant recourt au fantastique dans la description de ses personnages, Sony Labou Tansi a su donner au lecteur une idée de la situation chaotique engendrée par l’instauration des régimes de non –droit un peu partout en Afrique.

Le roman réaliste africain « semblait désormais  le meilleur véhicule pour l’expression littéraire  du monde noir 10» et de ses réalités sociales, économiques et politiques.   De même que les écrivains de la première génération, dans les années 1930, les œuvres publiées entre 1980 et 1990 constituent donc une véritable source de renseignement sur les problèmes auxquels le continent africain est confronté. Par exemple, avec les textes romanesques de la plupart des romanciers guinéens comme Camara Laye avec Dramouss (1966) d’Alioun Fantouré avec son roman Le Cercle des tropiques (1972) et William Sassine avec Wirriyamu (1976), on assiste à une véritable mise en procès de la dictature sanguinaire d’Ahmed Sekou Touré qui a dirigé la Guinée d’une main de fer durant plusieurs décennies.

D’autres romanciers « vinrent appuyer la vision guinéenne, à de degré divers. [La] distorsion entre les discours du leader et son évolution vers l’autocratie, Un Fusil dans main un poème dans la poche (1973) d’Emmanuel Dongola en rendait compte à l’occasion de la guerre d’Angola […] ; tandis que  Valentin Y. Mudimbe entraînait son héros dans la guerre civile qui sévissait au Congo –Zaïre : Entre les deux eaux (1973) […] était son premier roman, et classait son auteur en premier position parmi les jeunes romanciers. Le Bel immonde (1976), son second ouvrage, offrait un tableau inquiétant des mœurs politiques en vigueur et laissait augurer des pires dérives11 »

Ces textes s’inscrivent ainsi dans la même tradition réaliste et naturaliste que les œuvres de Flaubert, de Stendhal et de Zola. Leur objectif principal étant de donner à voir au lecteur les réalités sociales et politiques cauchemardesques doublées des terreurs sanguinaires des « Guides providentiels », selon le terme de Sony Labou Tamsi. Un peu partout dans le continent, au sud et au nord du Sahara, au lendemain des indépendances, les populations se sont retrouvées prises au piège des élites  travaillant pour leur propre compte au lieu de se préoccuper des réels besoins de leurs citoyens. Le roman africain francophone est de ce fait le reflet de cette situation de trahison de la classe dirigeante. Conscients de cette conjoncture historico-politique qui ne présageait rien de promettant tant pour le continent que pour ses habitants, les romanciers, de la Guinée au Congo en passant par le Sénégal et le Cameroun, avaient rapidement pris leur plume pour dénoncer les « dérives des politiciens autochtones, les ridicules et les contradictions  de la nouvelle bourgeoisie, les déceptions et difficultés des masses populaires dont la situation empirait.12 » chaque jour davantage.
 
Soumaré Zakaria Demba