Entretien avec Abdoulaye Bathily: 'Les gens du régime ont pillé toutes les ressources nationales'

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Le Pr Abdoulaye Bathily ne déroge pas à la ligne critique contre les méthodes de gouvernance du Président Wade et de son gouvernement. Sur les inondations, notamment le Plan Jaxaay, tout comme sur le dossier du bateau Le Joola qui renfloue aujourd’hui à l’initiative du juge français du Tribunal d’Evry, les rapports détériorés entre la presse et le pouvoir, la banqueroute que traversent les finances publiques, et les querelles intestines au sein d’un Pds qu’il considère comme un Groupement d’intérêt économique, M. Bathily n’emprunte point la langue de bois. Il se livre à un réquisitoire féroce contre Wade et son régime.

Le Front Siggil Senegaal s’est réuni récemment autour de la question des inondations. Auparavant, le Parti socialiste a révélé qu’il y a un plan de 80 milliards, dégagé à l’époque. Au niveau du Front Siggil, on estime que le Plan Jaxaay a englouti 67 milliards pour une construction de 1500 logements. De quoi il retourne exactement par rapport à ce Plan Jaxaay ?

Dans le document du Front Siggil Senegaal, on a parlé de 67 milliards sur la base des enquêtes faites. Il y a un manque total de transparence dans la gestion de ce projet. Evidemment, on se laisse aller à beaucoup de conjectures, mais la réalité est qu’il y a eu des dizaines de milliards qui ont été annoncées, qui sont sorties effectivement du Budget national, mais toutes ces sommes n’ont pas été, loin s’en faut, toutes utilisées. Il y a effectivement leur détournement pour des opérations politiciennes. C’est pourquoi le Plan Jaxaay a été une escroquerie politico-financière. Et  la réalité nous le montre maintenant, parce qu’il est clair que si cet argent avait été utilisé à bon escient, on n’en serait pas là aujourd’hui au niveau des inondations. Le Front Siggil Senegaal ne s’est pas limité à faire le procès de ce projet, ses motivations, mais a fait, ce qui est plus important encore, des propositions très concrètes, très pratiques. Le ministre Seydou Sy Sall l’a bien exposé devant la presse. Nous avons un régime qui est incapable de réfléchir, d’utiliser l’expertise nationale, qui pilote à vue, passe tout son temps à faire des opérations politiciennes et des escroqueries financières sur le dos des contribuables sénégalais. Il faut que ça cesse ! Aujourd’hui, les populations de la banlieue dakaroise, comme toutes les populations victimes aujourd’hui des inondations, ont vu très clairement qu’en 2006, en 2005, qu’il ne s’agissait pas d’un geste de magnanimité, de générosité de la part d’Abdoulaye Wade, qui avait annoncé qu’il reportait les élections pour leur donner des maisons. Tout le monde savait que ce n’était pas possible. On l’avait dit, maintenant tout le monde l’a constaté. Maintenant que les citoyens prennent en main leurs responsabilités et s’organisent pour mettre fin à cet état de fait ! C’est la même situation qui a entraîné le transfert des millions de dollars dans ce fameux compte de Taïwan à Chypre. Et tous les jours, il y a ce  qu’on appelle ces dépassements budgétaires qui sont le produit de toutes ces opérations, qu’elles soient rendues publiques ou non. C’est le pillage, la mise à coupe réglée des ressources publiques, des ressources financières de notre pays par Abdoulaye Wade. Le problème de fonds aujourd’hui, c’est que Abdoulaye Wade, non seulement, n’a pas de solution aux problèmes du Sénégal, mais au bout de 8 ans, a mis à genoux l’économie nationale. Les gens du régime ont pillé toutes les ressources nationales. Tout le monde se rend compte que le pays est en situation de banqueroute. Ce n’est pour rien que l’Union européenne et le Fmi ruent dans les brancards. On ne peut pas parler, aujourd’hui, de souveraineté du pays face à des étrangers. Quand le complément de votre budget national dépend de l’étranger, vous n’avez pas de souveraineté. Quand le financement de vos projets et même de votre administration dépendent de l’étranger, de quelle souveraineté vous pouvez parler ?

Votre camarade, l’ancien ministre Seydou Sy Sall, a fait savoir lors de cette rencontre que le déguerpissement des populations devait venir en aval, car on devait d’abord prioriser l’assainissement et refaire les zones particulièrement inondées. D’où vient la pertinence d’un tel argument ?
Seydou Sy Sall l’avait dit, quand il était au gouvernement ; il n’a pas été suivi. Avant lui, Amath Dansokho avait dit la même chose, quand il occupait ce poste (Ndlr : ministre de l’Urbanisme) du temps du gouvernement de majorité présidentielle. A l’époque, ils ont mis en place un dispositif : la Fondation «Droit à la vie». Il y a  également  les projets de restructuration de plusieurs quartiers à Dakar, comme Dalifort, et Pikine à Saint-Louis. Donc, c’est des techniques qui sont éprouvées de par le monde ; et au Sénégal, il y a eu déjà une bonne expérimentation de ces techniques. Donc le problème de fond, c’est qu’il est impossible de déplacer cinquante mille familles. Abdoulaye Wade le dit, mais il ne peut pas le faire. Aujourd’hui face à l’ampleur du désastre, il est désarçonné, déboussolé ; il donne des solutions à l’emporte-pièce, irréalisables. De même, le déguerpissement est impossible. A la fin des pluies, quand l’eau va se retirer ou va s’assécher, on n’en parlera plus jusqu’à la prochaine saison des pluies. Comment vous pouvez imaginer déplacer plus cinquante mille familles ? Pour les amener où? Aujourd’hui, les parvenus de ce régime ont  pris toutes les réserves foncières de la région  de Dakar ; ils ont tout partagé entre eux ; il ne reste plus de terrain. Peut-être qu’ils vont les amener à Thiès. Comment ? Par quels moyens ? Où vont-ils les installer ? Quelles sont les infrastructures ? Ces gens-là travaillent à Dakar, y ont leurs petits métiers. Comment ils vont se rendre là-bas? Tout cela donc, c’est un coup  d’épée dans l’eau. C’est pourquoi Seydou Sy Sall, en professionnel, dit qu’il faut d’abord étudier la réalité du terrain, et savoir qu’il y a trois situations : des quartiers flottants qui existent, déjà lotis, mais où il n’y a pas eu d’assainissement, même s’ils sont bien structurés. Donc, quand il y a la pluie, les eaux de ruissellement stagnent. Dans ces zones, il faut mettre l’assainissement en place, faire sortir les canalisations pour l’évacuation des eaux. Deuxième cas de figure: il existe déjà l’assainissement, peut-être des installations, les quartiers sont structurés, mais il n’y a pas suffisamment de travail de ré-ensablement ; donc, il y a également un travail de profilage à faire. Certaines maisons, un nombre infime, pourront être déguerpies. Maintenant, il y a les bas-fonds  et là, c’est la réalité du terrain qui va dire que pour ces cas-là, on ne peut plus rien faire, par conséquent, il faut qu’ils sortent. Donc, faire une étude diagnostic de ces réalités constitue la solution à long terme, mais pas de bricoler. Tous les spécialistes du métier le savent.

Vous parliez de l’absence de souveraineté. Justement, suite à l’affaire du bateau Le Joola, certains jugent que la France, au nom du respect de la souveraineté sénégalaise, n’a pas à s’immiscer dans ce dossier ; d’autres trouvent qu’au nom de la justice universelle,  on  a parfaitement raison de vouloir éclaircir ce naufrage qui a été, quand même, la plus grande catastrophe maritime qu’a connue l’humanité. Quelle est votre position par rapport à ce débat ?
Ce dossier montre non seulement l’amateurisme, mais l’irresponsabilité du régime d’Abdoulaye Wade dans sa gestion. Il y a eu 1 800 morts. Si avec le «masla» sénégalais aidant, certaines victimes, de guerre lasse, ont renoncé à leur droit pour des raisons ou pour d’autres, à la fois morales et éthiques ou sous les pressions, il n’en est pas de même des citoyens d’autres pays. Ils sont quand même nombreux. En plus, un Etat a une responsabilité face à ses citoyens. Mais c’est normal que la justice française, sous la requête des citoyens français, veuille faire la lumière sur cette affaire. Qu’on fasse le «masla» pour les citoyens sénégalais, mais ce n’est pas la même chose pour des citoyens d’autres pays qui sont concernés. Si j’étais citoyen français, ayant perdu des membres de ma famille dans une catastrophe de cette nature, j’ai le droit de réclamer justice. Le gouvernement sénégalais a très mal géré cette affaire de bout en bout. Maintenant, qu’il fait face à la réalité, qu’il n’use pas de faux-fuyants consistant à se réfugier derrière notre souveraineté nationale. C’est des êtres humains qui ont perdu des êtres chers. Si des Sénégalais étaient morts dans des conditions similaires en France, aux Etats Unis ou en Russie, ils ont le droit de réclamer justice. On se rappelle : un Sénégalais a été assassiné en Russie, pour ne citer que cet exemple ; tout le monde s’est ému ici. On a réclamé justice auprès de l’ambassade de Russie.  C’est ainsi que s’opère la justice.
La justice française n’est pas actionnée par le gouvernement français, mais c’est les parents des victimes  françaises du Joola qui ont porté plainte et qui, pendant des années, n’arrivaient pas à avoir d’interlocuteurs, à cause de l’amateurisme, de l’irresponsabilité d’Abdoulaye Wade. Maintenant, il faut qu’il gère ce dossier avec sérieux, car il est obligé de faire face à la situation.

Maintenant, que pensez-vous de la réciprocité brandie face à cette situation ?
S’il y a des Sénégalais qui ont été victimes, il n’avait qu’à le faire en son temps. C’est ça aussi l’irresponsabilité : vous attendez qu’on vous accuse d’avoir mal géré le dossier du Joola, de n’avoir pas traité la question des victimes d’un pays en particulier, et vous dites : «Ah moi aussi, j’ai des gens qui sont victimes.» C’est maintenant seulement que vous vous souvenez que vous aviez des victimes là-bas. C’est de l’enfantillage à la limite. Pourquoi on se souvient d’elles aujourd’hui et pas avant ? L’ambassade du Sénégal en France, le consulat du Sénégal en France ont toujours fermé les yeux, surtout depuis l’alternance, sur la situation des immigrés sénégalais. Ils ne se sont jamais occupés d’eux. Il y a nos parents, les immigrés qui sont en Italie, aux Etats Unis ; chaque fois, il y a des gens qui meurent, sont victimes de tracasseries policières, mais le gouvernement sénégalais n’a jamais levé une seule fois le doigt. Nous-mêmes, en tant qu’hommes politiques, nous avons eu à traiter de ça, mais Abdoulaye Wade a considéré que cela ne servait à rien. Tous ces Sénégalais morts pendant l’immigration clandestine ou qui sont revenus, ont été traités comme des moins que rien. Sur leur dos,  Wade a marchandé avec le gouvernement espagnol de l’argent pour mettre fin, soit disant, à l’immigration, alors qu’il savait bien qu’il ne peut le faire.  Donc, c’est de l’amateurisme. C’est une position d’irresponsabilité, car il n’y avait qu’à le faire avant, ça aurait rendu crédible cette prise de position de souveraineté. Tout cela, du reste, est encore de la diversion.

C’est la même diversion pour vous la polémique entre Wade, président de la République et Macky Sall, Président de l’Assemblée nationale sur les questions de préséance en France ?
Les problèmes du Pds sont sans intérêt pour les Sénégalais. Ils (les responsables libéraux : Ndlr) doivent rendre compte tous de la manière dont ils ont géré ce pays. Ils ont mis ce pays dans l’état où il est ; ils ne peuvent nous divertir par leurs querelles intestines. Le problème des Sénégalais, c’est où est passé notre argent qu’ils ont pillé. Les comptes du Sénégal étaient au vert en 2000 ; eux-mêmes avaient proclamé que les caisses étaient remplies à bâbord. Aujourd’hui, c’est la banqueroute : qu’ils expliquent aux Sénégalais où est passé l’argent ! Aujourd’hui, la création de  nouvelles régions et communautés rurales, de nouveaux départements sont de nouvelles diversions qu’ils ont créées pour mettre les populations les unes contre les autres. Or, le vrai problème de ces populations, ce n’est pas d’avoir des gouverneurs et des préfets, mais d’avoir des  infrastructures, le riz moins cher, régler leur problème de santé et d’éducation. Mais Abdoulaye Wade, c’est la diversion permanente ; chaque fois qu’il fait face à une difficulté, il crée une diversion. En permanence, c’est ainsi.

Que pensez-vous de ce constat d’une mission du Fmi présente au Sénégal, et qui envisage par rapport à la situation catastrophique des finances du pays, la vente de bijoux de famille du Sénégal comme l’hôtel Méridien, les actions de la Sonatel ?
Je ne suis pas d’accord avec le Fmi qui n’a pas à prendre cette décision à notre place. Ce sont les bijoux des Sénégalais. Si un régime a failli à sa mission, a fait preuve de mauvaise gestion, a pillé les deniers publics, les gens du Fmi doivent le dire très clairement. Il y a beaucoup de fumisterie dans ce qu’ils disent souvent. La Banque mondiale dit qu’aujourd’hui, le Sénégal est un des pays où on peut faire de bonnes affaires. Mais c’est de la vaste blague ! Quelles affaires, on peut faire ? Aujourd’hui, toutes les entreprises qui ont participé à l’Anoci sont sur le point de mettre la clef sous le paillasson. La Senelec, les Ics, la Sonacos, toutes les entreprises nationales sont en faillite, et la Banque mondiale, on ne sait sous l’emprise de quel lobby, ose proclamer qu’au Sénégal on peut bien faire les affaires. Toutes les entreprises du bâtiment, qui constituaient le révélateur de la croissance économique, sont en faillite et on prétend que le Sénégal est un pays où on peut faire les affaires.  C’est de la fumisterie organisée sous l’empire de lobbies bien connus, tapis dans certains milieux. C’est quelques fois payé, voilà la réalité. Ils n’ont pas à vendre nos bijoux de famille, aujourd’hui la question n’est pas là. La question, c’est d’obliger le gouvernement à diminuer son train de vie qui n’a aucunement changé. Wade continue de voyager comme il veut, avec qui il veut, avec autant d’argent, en louant des avions. Il continue de donner de l’argent à gauche, à droite. Lui et son gouvernement continuent de rouler en carrosse, avec ses milliers de  4x4 qui circulent, vitres teintées. On a ce gouvernement pléthorique, avec ses ministres, ces agences pléthoriques, ces contrats spéciaux donnés à la pelle. Voilà les vrais gisements sur lesquels il faut mettre le doigt pour restaurer les équilibres macro-économiques, financiers de l’Etat. Ce n’est pas en vendant les actifs de l’Etat à  la Sonatel, des travailleurs de l’Ipres, qu’on va restaurer ces équilibres. Ce sera pour entretenir ce train de vie. Donc, il ne faut pas que la Fmi nous entraîne dans une situation pire. De toute façon, je l’ai dit, il y a trois ans, après le régime d’Abdoulaye Wade et même avant sa fin, nous allons devoir faire un ajustement  pire que ce qu’on a vu en 93. Ce n’est pas en vendant, par-ci, par-là, des entreprises, les actifs de l’Etat qu’on va résorber ce déficit des finances publiques. La mesure principale à attendre de la Banque mondiale et du Fm, c’est que l’Etat redevienne modeste, non pas par des discours lénifiants, absolument en dehors de toute réalité, et consistant à dire qu’il faut vendre et trouver du business au Sénégal. Quel business ? Il n’y a pas de business digne de ce nom; c’est de l’affairisme d’Etat au Sénégal.
 
Propos recueillis par Soro DIOP, Le Quotidien.

 

Aujourd’hui, au regard de l’augmentation du coût de l’électricité à travers la nouvelle facturation au niveau de la Senelec, quelles peuvent être les conséquences du point de vue économique et social et face à l’absence d’un véritable mouvement consumériste ?
L’Etat a englouti des dizaines de milliards à la Senelec. Dans la dernière période, si on comptabilise, on était au moins à plus de 45 milliards engloutis dans la Sénelec. Et cela n’a servi à rien, parce que la gestion de cette société est totalement opaque. Elle se gère au niveau du ministère, au niveau de la présidence. L’argent sort du Trésor, va dans les caisses de l’Etat, et peut-être prend d’autres circuits, on ne sait pas comment. Les consommateurs sont en train de payer le fruit de cette gestion erratique  d’une part ; d’autre part, les conséquences sont catastrophiques pour l’économie nationale. Une raison de plus encore qui dément la Banque mondiale qui dit qu’on peut faire du bon business au Sénégal. Avec une électricité aussi chère, comment on peut dire de manière péremptoire qu’on peut faire du bon business au Sénégal ? Or, une fois que l’électricité est chère, tout renchérit comme un effet de boule de neige. L’électricité, c’est le facteur principal de production dans l’économie et même dans l’économie informelle aujourd’hui, il y a beaucoup de Sénégalais qui vivaient de vente de glace, de petits menuisiers métalliques, qui en souffrent. Donc les répercussions sont énormes sur le plan économique, sur le plan social. Il faut que les citoyens prennent conscience de leurs responsabilités et s’engagent dans l’action contre ce régime qui a mis le pays dans le gouffre. Et  c’est ça le sens de l’appel du Front Siggil Senegaal.

Vous avez observez, depuis un certain temps, le problème entre l’Etat et le pouvoir, d’un côté, la presse, de l’autre. Quels sont les enseignements majeurs que vous tirez de ce bras de fer ?
Ce bras de fer trouve sa source dans le despotisme de Abdoulaye Wade qui n’accepte aucune vue différente de la sienne. Un de ses collaborateurs et ancien adjoint dans le Pds (Ndlr : Me Ousmane Ngom, actuel ministre de l’Industrie), a dit de lui qu’il parle comme un démocrate, mais agit (rire) en autocrate. C’est une réalité que l’on voit. Cela m’a surpris parce que, quand nous étions ensemble dans l’opposition, je voyais chez lui quelques comportements par rapport à son parti, mais je me suis dit que lorsqu’il sera au pouvoir, il tiendra compte du fait que la gestion d’un Etat n’est pas la même chose que celle d’un parti politique. Un Etat se gère par la prise en compte d’intérêts contradictoires à ménager. Abdoulaye Wade a été, de tous les hommes politiques sénégalais, le principal bénéficiaire de l’émergence de la presse démocratique au Sénégal. Incontestablement, il a été servi par cette presse, non pas de manière partisane d’ailleurs. A l’époque de notre opposition au Parti socialiste, cette presse démocratique et indépendante a toujours donné des vues contradictoires, celles du pouvoir et celles de l’opposition. Et cela, nous le savons bien pour en avoir profité. A cette époque, les médias d’Etat étaient fermés, et il n’y avait que cette presse démocratique et indépendante qui pouvait faire entendre nos positions. Par la lutte, nous sommes arrivés à imposer un certain pluralisme dans les médias d’Etat, mais cela n’a jamais été suffisant. Mais, Wade, à son arrivée au pouvoir, a non seulement supprimé le pluralisme dans les médias d’Etat en les confisquant totalement à son profit, mais a voulu en même temps mettre au pas la presse démocratique et indépendante. C’est cela la source du clash. Et pour cela, il a dégagé deux stratégies, voire trois même. La stratégie habituelle, c’est la corruption généralisée qui consiste à acheter ici et là des individus ou des groupes de presse. La deuxième stratégie, c’est la répression et l’intimidation. L’affaire Kambel Dieng et Karamokho Thioune qui défraie la chronique en constitue l’illustration. Si l’intimidation ne marche pas, il use d’une troisième stratégie. A côté de la presse indépendante, il a créé, lui-même, de toutes pièces des groupes de journaux qui sortaient directement de la Présidence de la République et qui passaient tout leur temps à insulter les citoyens, à les traîner dans la boue. Voilà la stratégie de Abdoulaye Wade. Il prétend avoir augmenté l’aide à la presse, mais aussitôt après, il fait distribuer l’argent tout à fait à la tête du client. Toutes ces stratégies ne visent qu’un seul objectif : mettre au pas la presse indépendante. Or, il n’a pas compris que c’est trop tard. Il ne peut plus arriver à cette fin, parce que les citoyens sénégalais se sont réveillés. Et d’ailleurs, la presse a non seulement éveillé les citoyens, mais en même temps, elle a joué à merveille un rôle de décrispation. S’il n’y avait pas le relais de la presse pour dire ce que les gens ressentent tous les jours, peut-être qu’on aurait pu avoir des mouvements spontanés plus importants depuis longtemps ; il ne faut pas oublier cela. Ce qu’on appelle les «brebis galeuses» de la presse, c’est lui qui les a créées. On le voit très nettement aujourd’hui à travers cet «élément dit hors du commun» (Ndlr : Farba Senghor). Ils ont tous créé des radios, des journaux. Pour avoir une télévision, il faut passer par beaucoup de masla et d’arrangements. La gravité de la situation, c’est la confusion entre les ressources publiques et ses propres ressources.

Aujourd’hui, le problème est allé jusqu’à déboucher sur la mise sur la sellette d’un ministre comme Farba Senghor par rapport aux saccages des journaux L’AS et 24 Heures Chrono. Il a été limogé par le président de la République, avec un procès au terme duquel les nervis ont été condamnés. Pensez-vous que le procès des commanditaires supposés, lui, aura lieu ?
J’ai dit dès le départ : cette affaire, c’est, encore une fois, une mise en scène de Abdoulaye Wade. Je suis convaincu que lui-même, Wade, est au bout, au début et à la fin de cette affaire, il est au courant de tout. Tout ce que Farba a fait, c’est avec le consentement, sinon sous les ordres de Abdoulaye Wade. C’est la vérité et cela commence à transparaître. La pression était trop forte, il fallait donner l’impression que le Sénégal est un pays démocratique, qu’un ministre qui est indexé pour une affaire comme celle-là doit immédiatement être relevé. Alors que dans le passé, il y a eu beaucoup de cas qui n’ont pas subi la même mesure, donc il y a quelque chose en dessous. J’ai dit que de toute façon, il va absoudre et faire absoudre Farba Senghor. C’est ce qui va se passer, je n’en doute pas un seul instant, parce que je ne vois pas comment il va amener Farba devant la barre avec toutes les conséquences pour lui. Farba c’est le bëk negg (Chambellan), il est au courant de tout ; il ne se laissera certainement pas sacrifier.

Justement à ce niveau, comment voyez-vous la déclaration de Farba Senghor qui dit que des ministres ont fait pire que lui et n’ont jamais été convoqués devant la Justice ?
Certainement c’est leur cuisine interne qui, d’ailleurs, ne m’intéresse pas. Ce qui intéresse les citoyens dans cette affaire, c’est que la Justice aille jusqu’au bout. Le procureur et les juges ont suffisamment d’éléments ; c’est ce qui a été dit. Donc, ils auraient dû convoquer Farba Senghor à la barre, par un mandat d’amener, pour qu’il s’explique sur ces accusations. Ils ne l’ont pas fait ; cela prouve aussi qu’il y a problème dans cette Justice aujourd’hui, et je l’avais dit dès le départ. Dans tout ce que je lis, Farba prétend qu’il n’est pas seul, qu’il y en a d’autres. Et de plus en plus, on pense qu’il n’a pas agi seul ; ce que je crois. Maintenant, on va voir encore une fois ce que la Justice va faire dans cette affaire, parce que devant la communauté internationale, elle sera indexée, si dans cette affaire… (il coupe) Farba n’est pas passé inaperçu comme ministre ; tous les ministres africains des Transports aériens se rappellent de ses insultes dans l’affaire de l’Asecna. On l’a entendu dans tous les médias internationaux. Donc, Farba est un élément dont le sort intéresse beaucoup de monde au-delà du Sénégal. La Justice sénégalaise est donc au pied du mur. Va-t-elle rendre la justice ou pas ? Va-t-elle laisser Farba libre ? Si elle laisse Farba libre, cela veut dire que ce n’est pas une Justice indépendante. Ce sera une preuve de plus pour son discrédit. C’est cela la réalité. J’ai l’habitude de dire que si au monde, il y avait un marché où l’on vend des pays, Abdoulaye Wade serait là-bas pour vendre le Sénégal aux enchères. A défaut de l’existence de ce marché où l’on peut vendre le pays en totalité, depuis qu’ils sont au pouvoir, ils ont vendu morceau par morceau, en pièces détachées. Que ce soit Sudatel, Anoci, tout ce qui se passe à travers les projets, les scandales financiers qui éclatent ; tout montre qu’en réalité, il n’y a aucune transparence dans la gestion publique. Et il y a encore le dossier des actions de l’Etat dans la Sonatel, celles de l’Ipres dans cette même société, etc. Chaque fois qu’il y a un scandale financier, ce sont des gens du régime qui sont impliqués là-dedans. Et c’est en cela que je peux dire qu’ils ont vendu pièce par pièce le pays, tous ses actifs. C’est cela le problème, mais ils ne veulent pas qu’il y ait une presse qui parle de ça. Or, la presse indépendante parle de ses scandales tous les jours. Les fonds de Taïwan qui sont dans des comptes bancaires à Chypre, ils ne veulent pas que la presse indépendante en parle. Donc, il faut la mettre en coupe réglée par l’intimidation, la corruption, l’asphyxie financière, la violence… Mais c’est peine perdue parce que, heureusement, les citoyens de notre pays ont eu ce sursaut de soutenir la presse en comprenant qu’elle travaille pour eux et non pas pour elle-même.

Des inondations aujourd’hui, qui viennent s’ajouter à une situation de pénurie dans un contexte du mois de Ramadan comme ça. Pensez-vous que l’Etat a la possibilité de prendre à bras le corps le problème des inondations ?
Le gouvernement de Abdoulaye Wade n’est pas intéressé à prendre en charge les problèmes des populations. Ces gens sont venus au pouvoir, et maintenant, ils en ont fait la démonstration, pour s’enrichir au détriment du pays. Ils ont pillé les caisses de l’Etat ; aujourd’hui la banqueroute est une réalité. Le Président lui-même a dit clairement qu’il y a eu des dépassements budgétaires. Comment un président de la République, l’ordonnateur principal du budget de l’Etat, peut dire qu’il y a un dépassement dont il n’était pas responsable ? C’est faux ! Ce n’est pas le ministre du Budget, mais lui qui est responsable en premier lieu de ce dépassement, à cause de ses dépenses folles. Tous les jours, il crée de nouvelles dépenses qui ne sont inscrites nulle part dans le budget. Chaque voyage, il fait le tour des banques pour se faire avancer de l’argent. On va vers des opérateurs économiques pour faire essayer d’avancer de l’argent pour les voyages de Wade. Or, ce n’est prévu nulle part ; voilà pourquoi les finances publiques sont totalement au rouge. Même cette question des inondations, ils ne peuvent pas la régler ; ils ont annoncé 300 millions, mais l’Etat ne peut pas lui-même débourser cet argent, parce que les caisses se sont vidées.

Ils sont en train de faire le touImager des sociétés pour demander des contributions. Or, normalement, dans tous les budgets du Sénégal depuis l’indépendance à nos jours, il est inscrit un chapitre sur les catastrophes naturelles. Que sont devenues ces sommes ? Tout  a été englouti dans les dépenses imprévues, exécutées par Abdoulaye Wade. C’est ce qui explique qu’il ne peut régler la question du riz, parce qu’il ne peut plus faire des subventions. Lui préfère subventionner son avion de commandement, ses voyages plutôt que de subventionner le riz pour la majorité des Sénégalais. Il y a aussi ces Agences avec des gens qui sont payés. On a augmenté de manière considérable la masse salariale pour des parvenus du régime avec des contrats spéciaux. Et tout ce monde-là émarge de manière indue au budget. C’est un choix politique qu’ils ont fait ; c’est des «alter-noceurs»,

Mais, les Sénégalais semblent se complaire dans cette situation. Est-ce que, en tant que homme politique, vous avez une explication à cela ?
J’entends souvent ce type de jugement : «Le Sénégalais est résigné ; il ne bouge pas ; il se complait dans sa situation.» Mais, il faut se méfier de l’eau qui dort. En tant qu’acteur politique et social de ce Sénégal, ces quarante dernières années, ce que j’ai vu prouve très nettement que le peuple sénégalais a son rythme. Chaque peuple a sa manière de faire. C’est ce Sénégal-là qui a fait Mai 68, Avril 88 ; c’est ce peuple qui, pendant la crise sénégalo-mauritanienne, a montré le visage qu’il a montré. C’est ce peuple qui, à travers les marchands ambulants, a montré ce qu’il peut faire. C’est ce peuple qui, individuellement, collectivement, organise cette violence un peu partout. Il faut savoir raison garder : il y a des mécanismes dans le mouvement d’une société ; il y a des stimulants qui, peut-être, tardent à venir, mais qui sont là. Le Premier ministre a récemment essuyé les huées, les quolibets (c’était lors de la visite des zones inondées : Ndlr). Donc, on ne peut pas dire que ce peuple est resté les bras croisés. Maintenant, il est vrai qu’on n’est pas une opposition qui veut enraciner un comportement de violence. Par rapport à l’expérience que j’aie, on peut déclencher la violence tout comme elle peut venir spontanément à tout moment. Et ça, personne ne peut le prévoir et aucun peuple n’est à l’abri de cette forme de violence. C’est même se moquer de l’histoire humaine que de dire qu’il y a un peuple pacifique. Cela dépend des conditions, simplement. Ce qui est certain, c’est que, aujourd’hui au Sénégal, la coupe a débordé. Maintenant, qu’est-ce qui va en résulter ? Personnellement, je veux éviter que, par des mouvements spontanés, le pays explose, car quand il explosera par des mouvements spontanés, plus personne ne contrôlera rien. Non seulement personne ne contrôlera rien, tout peut être détruit et ce sera peut-être le début d’un enchaînement de choses qu’on ne pourra pas maîtriser. Et j’ai vu comment c’est venu dans d’autres pays d’Afrique. On disait la même chose pour la Côte d’Ivoire : «Ah, les Ivoiriens sont calmes ; Houphouët a tellement fait appel à la paix qu’il n’y aura jamais de violence en Côte d’Ivoire.» Mais quand ça a commencé, on a vu ce que c’est devenu. Jusqu’en 1990, quand j’allais au Mali, je rencontrais nos camarades Maliens qui luttaient dans la clandestinité contre le régime de Moussa Traoré, mais on disait toujours que les Maliens ne savent rien faire. Et les camarades disaient oui, il y avait une anecdote : les gens racontaient que Dieu a mis chaque peuple de l’Afrique de l’Ouest  dans une marmite. Dieu a dit de chauffer les marmites pour  voir quel peuple va sortir le premier. Cela pour tester de la capacité des peuples à résister à l’oppression. Dès que la marmite a chauffé un peu, le Sénégalais est sorti, parce qu’il est rebelle en permanence. Et alors ça continuait et c’était au début de la crise en Côte d’Ivoire, les soldats sont sortis dans la rue en 1990, ils ont occupés l’aéroport, ils ont dit même que la Côte d’Ivoire commence à bouger, mais les Maliens sont là, ne bougent pas, car ils sont vraiment pacifiques. Alors l’anecdote rapporte que Dieu a dit : «La marmite qui continue à chauffer ; quel est le pays qui y est ?» Ce sont les Maliens qui sont dedans et Dieu répondit : «Mais ces gens-là, ils ne peuvent rien faire, laissez là-bas ! Il faut bien chauffer.» Alors, je disais aux camarades de faire attention, car l’histoire sociale n’est pas ainsi. En 1991, quand les Maliens se sont réveillés, c’est aller plus loin que tout ce qu’on a vu lors de la chute de Moussa Traoré ayant entraîné des centaines de morts. Donc, c’est vraiment une manière trop raccourcie d’étiqueter comme ça un peuple. Tous les peuples sont les mêmes fondamentalement, mais évidemment il y a une sédimentation culturelle et des comportements, qui peuvent plus ou moins faire adopter telle ou telle attitude. Mais, dans l’absolu, tous les peuples sont rebelles à l’oppression. Maintenant, quelles sont les formes, les modalités, le quand, le comment, mais ça dépend des circonstances. Donc il y a un levain, un stimulant quelque part et quand il vient, il n’y a rien à faire, mais ça viendra spontanément ou de manière organisée.


Est-ce que le président de la République ne rechigne pas à participer aux Assises nationales parce qu’elles contrarient quelque part son agenda  de succession ?
Il sait très bien que son agenda de succession n’est pas l’agenda du peuple sénégalais. Regardez ce qu’est devenu aujourd’hui son parti ! Le Pds n’est rien d’autre qu’un groupement d’intérêt économique. Est-ce que vous les (les gens du Pds) avez vu discuter des problèmes du riz, parler même des inondations ? Le Pds ne parle même pas de ces questions qui préoccupent les populations sénégalaises. Chacun a son fromage, est en train de le manger et voit comment le rendre plus onctueux. Voilà la réalité, comme je le dis, il y a de gros nuages à l’horizon, s’il ne les perçoit pas évidemment, ces nuages lui tomberont dessus et ce sera à son détriment.

Propos recueillis par Soro DIOP, Le Quotidien.