La légende de la dispersion des Kusa (épopée soninké) entre histoire et mythe

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Les Soninkés sont l'un des peuples les plus anciens de l'Ouest africain. Dans son ouvrage intitulé Les Diasporas des travailleurs soninkés (1848- 1960). Migrants volontaires, François MANCHUELLE écrivait que : « Les Soninkés sont un peuple particulièrement intéressant. Ils formèrent le premier des plus grands empires d'Afrique de l'Ouest, le Ghana . » Ce peuple était (et ceci jusqu'à nos jours, malgré la modernisation des sociétés africaines) extrêmement acquis au système de la hiérarchisation sociale qui mettait chaque fraction du groupe à une place bien déterminée dans la pyramide sociale. Les Soninkés sont répartis en trois groupes : les Kusa, les Wago et les Kagoro. Leur origine reste indéterminée malgré les quelques versions mises à la disposition des chercheurs par les historiens. Les Kusa, dont il est question dans cette étude, comme l'ensemble de la communauté soninké, constituaient un royaume bien organisé dans sa structuration sociale. Les relations existant entre les différents membres de cette fraction étaient strictement réglées selon des principes bien déterminés. La légende de la dispersion des Kusa raconte leur calvaire et leur dispersion causés, selon la tradition, par la maladresse de leurs rois successifs, sanguinaires.

Dans cet exposé, nous allons essayer de déterminer succinctement la frontière existant entre l'histoire et le mythe dans cette légende des Kusa, mais avant d'aborder cette étude, nous avons estimé nécessaire de faire un état des lieux sur l'origine des Soninkés, l'organisation socio- politique de cette ethnie ouest africaine, dans la mesure où ce travail ne pouvait avoir son véritable sens que placé dans son cadre général.

Par SOUMARE Zakaria Demba

 Sur le Forum: La légende de la dispersion des Kusa (épopée soninké) entre histoire et mythe

PLAN

Introduction
I- Origine des Soninkés
II- Organisation sociale en milieu soninké
II-1- Les Tunkalemu
II-2- Les Niahamalo
II-2-1- Les Gueseru
II-2-2- Les Tago
II-2-3- Les Sako
II-2-4- Les Garanko
II-2-5- Les Subalu (Sing. : Subale)
II-3- Les Moodinu
II-3-1- Les Laada Moodinu «marabouts de la coutume »
II-3-2- Les Moodi kuttu «les autres marabouts »
II-4- Les Mangu
II-5- Les Komo
II-5-1- Komo raganto «esclaves capturés »
II-5-2- Komo Xobonto «esclaves achetés »
III- Organisation politique en milieu soninké
III-1- Au niveau du Debe (village)
IV- La légende de la dispersion des Kusa (épopée soninké) entre histoire et mythe
IV-1- L'historique
IV-2- Le mythe
Conclusion
Bibliographie

I- Origine des Soninkés

Les versions sont nombreuses sur l'origine de cette ethnie. Cependant, nous n'en retenons que deux :
1) Dans L'empire du Ghana, le Wagadou et les traditions de Yéréré, Germaine DIETERLEN et Diarra SYLLA écrivaient que « Dinga (ancêtre des soninkés, dit Kare (traduit par l'ancien, le patriarche) est né en Egypte à Sonna, nom que les Soninkés donnaient à Assouan. »
Ce qui pourrait signifier que les Soninkés, comme l'avait fait remarqué Samba FOFANA, seraient originaires de la haute Egypte, dans une région appelée Sonni et le terme soninké signifierait « habitant de Sonni ». Cette hypothèse semble être celle qui correspondrait mieux à la réalité.
2) La deuxième version nous vient de la tradition. Elle raconte qu'un jeune homme nommé Dinga aurait traversé le Sahara d'Est en Ouest avec une petite troupe de chasseurs et qu'il se serait par la suite fixé dans le Sud de la Mauritanie, sans doute dans la région d'Aoudagost. Par la suite, son fils Diabé, muni d'un tambour royal, serait descendu plus au Sud et sur les conseils d'une vieille hyène et d'un vieux vautour, il s'est installé dans un lieu nommé Wagadou qui signifie pays des troupeaux. Cette même tradition remonte le déclin de l'empire de Ghana à la mort du wagadou- bida, tué par Mamadou le taciturne qui ne voulait pas que sa fiancée, Sia Yatabere, lui soit offerte en holocauste. Le peuple de Wagadou se dispersa après la disparition de ce qu'il considérait comme son protecteur. Les historiens, comme A. BATHILI et C. MEILLASSOUX, nous informent qu'ils se sont, par la suite, partagés entre les nouveaux empires du Soudan : « Si leur rôle politique en tant que communauté ethnique a disparu, les Soninkés n'ont pas moins contribué de manière remarquable à la vie économique et sociale des nouveaux empires, soit comme marchands (jula), soit comme propagateurs de la foi islamique. »
De nos jours, les Soninkés sont localisés principalement en Mauritanie (Guidimagha et Gorgol), au Sénégal et au Mali, mais aussi en Gambie.

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II- Organisation sociale en milieu soninké

La société soninké est réputée être l'une des sociétés les plus hiérarchisées de l'Ouest africain. Dans ce groupe ethnique, chaque fraction occupe une place et une fonction bien déterminées dont elle doit scrupuleusement s'acquitter. Nous avons, pour notre étude, distingué :

II-1- Les Tunkalemu (sing. Tunkaleme)

Au sommet du système hiérarchique soninké, nous trouvons les Tounkalemu, c'est-à-dire ceux auxquels la vie politique de la société est confiée. Ils constituent en quelque sorte la classe dirigeante. Le Pr. A. BATHILI affirme que la notion de classe dirigeante désigne un ensemble de groupes sociaux qui se distinguent par la position imminente qu'ils occupent dans la société. Il s'agit donc d'un groupe auquel l'exercice et le contrôle de l'appareil étatique sont confiés.
Par ailleurs, pour le Pr. BAHILI et C. MEILLASSOUX, le terme de Tunkaleme signifierait «prince ». En effet, le vocable est formé de deux éléments essentiels : Tunka, qui signifie en soninké «roi», et leme qui se traduit littéralement par «fils». Quant au terme de Tunkalemahu, qui est aussi un dérivé du premier vocable, nous le traduisons par «le fait de gouverner, de diriger ». Dans la pyramide sociale en milieu soninké, la fonction de Tunkalemahu est la plus haute. Aliou Kisma TANDIA, dans son ouvrage, précise d'une manière claire que :

« [Le terme] désigne une certaine prééminence sur les autres composantes de la société fondée sur la possibilité d'exercer le pouvoir temporel au niveau d'un Debe (village) ou d'un Jamaane (pays) qu'on acquiert par la naissance. Ce droit de commandement se base sur le droit de premier occupant du sol ou [par] usurpation du pouvoir »

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II-2- Les Niahamalo

Dans le système des castes en milieu soninké, les Niahamalo sont considérés comme les clients des Tunkalemu du fait de leur dépendance de cette classe dirigeante. Ils se repartissent en plusieurs sous- groupes. Dans l'ordre de leur succession, par la tradition, nous les classons ainsi :

II-2-1- Les Geseru ( sing gesere, griot)

Dans toute société Ouest africaine, les Geseru, qui changent d'appellation d'une ethnie à une autre, occupent une place non- négligeable. En milieu soninké, les Geseru étaient le sac à parole des Tunka, ainsi que la mémoire vivante de toute la communauté. Ils étaient chargés de réciter les généalogies des principales familles nobles ou royales du royaume en s'accompagnant de leur gambare (sorte de guitare traditionnelle). On les voyait (et ceci jusqu'à nos jours) dans les cérémonies familiales ou villageoises : baptême, mariage, décès, entre autre.

Ils vivaient de ce qu'ils gagnaient dans ces manifestations. A l'époque de l'empire soninké du Wagadou, les geseru jouaient aussi une autre fonction tout aussi intéressante : ils accompagnaient, en temps de guerre, les rois aux champs de bataille où ils chantaient leurs louanges. Ils étaient les compagnons inséparables des rois.


II-2-2- Les Tago (sing. Tage, forgeron)

Nous les trouvons presque dans tous les villages soninkés où ils jouent un rôle non- négligeable. Les Tago sont artisans de différents métaux. Le travail du fer leur est confié. Ils sont chargés de la fabrication des outils agricoles comme la houe, la daba, la hache, entre autres. Les Tago se subdivisent en deux petites fractions. Il y a ceux qui s'occupent du fer et ceux qui se chargent des bijoux, ces derniers sont appelés les orfèvres. Les Tago qui s'occupent du fer, en plus de leur intelligence en matière de fabrication d'outils, sont censés posséder, du moins selon l'imaginaire populaire, un pouvoir occulte sur le fer et on leur confiait, le plus souvent, la tâche de la circoncision des murunto (incirconcis). Cependant, avec la modernisation de la société soninké, par l'introduction de la médecine moderne, les Tago se voient désormais privés d'une telle activité. Personne, à l'heure actuelle, n'envisagerait d'amener son fils chez un Tage pour le circoncire alors que les hôpitaux jouent, avec des moyens modernes sophistiqués, la même tâche. Les Tago, de nos jours, se désintéressent d'ailleurs eux- mêmes d'une telle fonction qui ne leur apporte plus rien. Ils préfèrent aller dans les capitales (Nouakchott, Dakar, …), afin de chercher à aller en France ou chercher un travail que de rester dans le Debe (village) assis dans leurs forges.

II-2-3- Les Sako (sing. Sake, bûcheron)

En milieu soninké, les Sako sont, le plus souvent, d'origine haalpular. Ils sont des personnes qui viennent s'installer dans les villages soninkés pour exercer leur travail au moyen duquel ils gagnent leur vie. Les Sako sont chargés de la confection des instruments ménagers et, en contrepartie, ils sont payés en espèce ou en nature par les soninkés. Les outils qu'ils fabriquent sont le plus souvent les pilons, les mortiers, les tabourets, les écuelles, entre autres. Tout comme les Tago, ils sont considérés comme des individus censés posséder des connaissances occultes qui leur permettent, avant de s'attaquer à un arbre, de conjurer le mauvais génie. Dans certains villages soninkés (et ceci jusqu'à une époque récente), ils sont chargés d'élaguer les arbres dans les maisons moyennant quelques sommes d'argent. De nos jours, les Sako commencent à perdre la fonction qu'ils jouaient à cause de la modernisation des outils de travail. Les Soninkés ont maintenant tendance à préférer les instruments fabriqués dans les usines que ceux confectionnés par les Sako et, de surcroît, en bois. Cependant, contrairement aux Tago, on les rencontre très rarement dans les capitales à la recherche d'un autre type de travail, ils préfèrent rester toujours au village.

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II- 2- 4- Les Garanko (sing. Garanke, cordonnier)

Ils jouent divers rôles dans la société soninké. Ils sont généralement chargés du travail de cuir (tannage de la peau, fabrication de chaussures et autres petits objets en rapport avec le cuir). Dans certains milieux soninkés, les garanko peuvent être amenés à jouer le rôle de «porte voix» du Debegume (chef de village) ou d'un quelconque notable à l'occasion des assemblées villageoises. Cependant, cette fonction est en voie de disparition à cause de l'introduction des moyens modernes de communication comme le microphone dans les villages soninkés.

Par ailleurs, leur rôle de fabrication de chaussures a, actuellement, beaucoup de mal à se mettre de plain pied avec la fabrication moderne de chaussure telle qu'elle se pratique dans les usines. Les garankalemu, c'est à dire les fils des garanko, ont eux aussi leur rôle à jouer dans leur groupe d'âge. A l'approche de chaque fête religieuse, les jeunes des villages soninkés sont partagés en classes d'âge et cotisent pour s'acheter du sucre, du lait, entre autres ; tandis que les garankelemu sont dispensés de toute participation à la cotisation. Cependant, ils sont chargés de faire le thé, d'aller chercher le feu à n'importe quel moment de la journée ou de la nuit pour les besoins du groupe auquel ils appartiennent. En milieu soninké, les garankelemu sont surnommés les Hannekunku, c'est-à-dire littéralement, ceux qui sont à la charge du groupe.

Par ailleurs, dans la société soninké, les garanko sont d'excellents connaisseurs de chevaux. Comme les Sako et les Tago, ils sont censés posséder des connaissances mystérieuses sur ces animaux. Et ils sont très doués en matière de télékinésie, autrement dit ils peuvent, de loin, faire tomber un cavalier de son cheval au cas où celui- ci ne respecterait pas les règles d'entrée dans le village, c'est-à-dire le ralentissement de la vitesse de l'animal.

II- 2-5 Les Subalu (Sing. Subale)

Les Subalu sont des véritables « ingénieurs de l'eau » dans la communauté soninké traditionnelle. Ils s'occupent de la pêche et du ravitaillement des villages en poissons. D'après les croyances populaires des Soninké, les Subalu disposent des connaissances occultes sur l'eau et ses habitants. Par exemple, au moment des pêches collectives villageoises, ils seraient capables de « neutraliser » les animaux dangereux comme le crocodile.

II- 3 Les Moodinu (sing. Moodi, marabout)

Dans son ouvrage intitulé La graine de la parole, Mamadou DIAWARA affirmait que le vocable « moodi » est la déformation soninké du terme arabe « moaddib » qui veut littéralement dire « lettré ». Ce terme, selon lui, désigne à la fois l'homme cultivé et son groupe. Il divise les moodinu (les marabouts) en deux catégories :

II-3-1- Les laadan moodinu « les marabouts de la coutume »

C'est surtout ce genre de Marabouts que nous rencontrons dans la société soninké.

II-3-2. Les moodi kuttu qui signifie «les marabouts autres que ceux de la coutume »

Les premiers entretiennent des relations très intimes avec la classe dirigeante. Traditionnellement, les moodinu sont chargés, par une sorte de contrat qui les lie aux Tunkalemu (les princes) du fait qu'ils étaient les seuls lettrés de la communauté, de présider à la destinée religieuse des gens. Aliou K. Tadia précise en effet que «dans la hiérarchie sociale soninké, les moodinu constituent la fraction des hooro (nobles) qui s'occupent de la vie spirituelle. Le moodi, à l'origine, désignait le lettré musulman rompu aux sciences religieuses qui a pour rôle l'enseignement du Coran et de la [Sunna c'est-à-dire] la tradition du prophète ».Ainsi, les soninkés confiaient leurs enfants aux marabouts du village afin de leur apprendre les principes fondamentaux de leur religion et, en contrepartie, les disciples doivent travailler dans les champs du marabout qui leur dispense les cours.

Par ailleurs, en milieu soninké, les moodinu occupent une autre fonction qui, dirions nous, leur permet de gagner un peu de gain. Ils sont chargés de confectionner les amulettes, de consulter les oracles et de présider aux baptêmes.

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II-4- Les mangu (sing. mange)

Ils forment une classe sociale particulière dans presque tous les milieux soninkés de la Mauritanie, du Sénégal et du Mali. Au Sénégal, nous les rencontrons surtout dans les villages riverains du fleuve comme Waoudé et Goumal. Et en Mauritanie, ils sont localisés dans des villages comme Toulel, Wompou… Ils portent le patronyme de « mange ». Au temps de l'empire soninké du Wagadou, les mangu occupaient diverses fonctions politiques et sociales importantes dont celles de modérateurs entre les royaux afin d'établir la concorde. Les mangu, en milieu soninké, jouent principalement deux rôles :

II-4-1- Une fonction de compagnon

Le mangahu (le fait d'être mangu) est fonction de conciliation entre les diverses fractions des hooro (nobles) en cas de différends. Ils sont en quelque sorte les «diplomates» de la communauté soninké. Les mangu sont nécessairement présents à toutes les réunions du Debe (village) ou de Jamaane (pays). Et aucune décision importante pour la vie de la communauté ne saurait être prise sans les avertir, comme par exemple l'intronisation d'un debegume (chef de village).

II-4-2- Une fonction de guerrier

Les Mangu sont reconnus être d'origine kuralemu, c'est-à-dire, littéralement, guerriers. Ils étaient en quelque sorte les boucliers des Tunka (rois) en période de guerre.

II-5 Les Komo (sing. Kome, esclave)

Ils viennent en dernière position dans le système des castes en milieu soninké. Les komo, historiquement, étaient des captifs. Ils constituaient jusqu'au début du XXe siècle la force de travail principale. Dans la société soninké, il y a beaucoup plus de captifs que d'hommes libres. Les komo peuvent être repartis en :

II-5-1 Komo reganto (esclaves capturés)

Ils étaient, selon A. K. Tandian, des hommes libres qui ont été réduits à l'esclavage à la suite d'une capture. Les Komo étaient chargés d'exécuter les tâches les plus difficiles de leur maître et ils pouvaient à tout moment faire l'objet d'une vente.

II-5-2- Komo xobonto (esclaves achetés)

Ils sont généralement des esclaves achetés au moyen du commerce. Les Soninkés étaient de grands commerçants (jula). Ils se donnaient parfois le loisir de se procurer des esclaves pendant leur commerce pour ensuite les revendre dans les grands marchés de l'époque comme ceux de Ségou, Sikasso, entre autres.

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III- Organisation politique en milieu soninké

III- 1- Au niveau du Debe (village)

Dans certains villages soninkés, l'élection du Debegume (chef de village) ne se faisait pas par le vote. Les Soninkés ignoraient l'élection démocratique à la manière des sociétés modernes . C'est le plus âgé du clan qui est appelé à assurer les fonctions de gouvernance dans le Debe jusqu'à sa mort où il sera succédé par celui qui le suit directement en âge. Dans son mémoire de maîtrise qu'il a présenté en 2004 à l'université de Nouakchott en Mauritanie, Samba FOFANA écrivait, à ce propos que : « le pouvoir politique dans le village est exercé par l'aîné [d'entre les] membres du clan détenant la chefferie du village donné ». Certains clans en milieu soninké sont détenteurs du pouvoir du fait qu'ils sont les fondateurs du village. Il y a donc à la fois le principe de séniorité et celui de la première occupation du lieu qui entrent en jeu quand il s'agit d'élire un Debegume.

Par ailleurs, dans la société soninké le pouvoir est strictement une affaire d'hommes. Il est par conséquent patrilinéaire. Au niveau du Jamaane (pays) ou du Debe (village), au temps des grands empires soninkés, le Tunka était le chef politique et en même temps le propriétaire des terres. Il existait, néanmoins, un système de contrôle qu'il était pratiquement impossible au Tunka d'exercer ses droits sans en référer aux Mangu (conseillers). En territoire soninké, il n'existait pas de pouvoir politique supérieur à celui du roi. Par nature, il est le Fankama (de fanka, pouvoir et kama, propriétaire) et nul ne pouvait contester son droit exclusif à l'usage de la force. En cas de vacance du pouvoir dû au décès du Tunka, le collège des mangu et les notables du village rechercheraient ipso facto le plus ancien des successeurs présomptifs qui se situe sur le même rang en ligne agnatique que le roi précédent.

En milieu soninké, le Tunka ne nommait pas directement les Delegemu (chefs de villages). Cependant, la nomination du chef de village se faisait comme nous l'avons dit. Néanmoins, aucun Degelemu ne pouvait exercer son pouvoir sans sa bénédiction.

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IV. La légende de la dispersion des Kusa (épopée soninké) entre histoire et mythe

Les légendes sont chargées d'histoire. La difficulté, cependant, se pose quand il s'agit de déterminer ce qui relève de l'historique et ce qui relève du mythique. Cette difficulté, Mme Lilyan KESTELOOT l'avait sentie quand elle écrivait à propos de la frontière existant entre l'épopée et l'histoire que : « L'épopée [voire la légende] est un témoin de l'histoire […] mais un témoins suspect » dans la mesure où elle est soumise aux manipulations des griots. Néanmoins, nos recherches nous ont permis de vérifier certains faits historiques relatés dans cette légende des Kusa, ce qui nous a permis d'esquisser, sans aucune prétention à l'exhaustivité, une certaine limite entre l'historique et le mythique dans ce que rapporte le griot Diaowe Simagha à propos de ce groupe soninké.

Nous allons, dans un premier temps, traiter de l'histoire dans cette légende en termes de comparaison entre les diverses hypothèses que nous avons pu consulter ; ensuite nous nous intéresserons au mythe et ce qu'il a de symbolique.

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IV- 1- L'historique

Les travaux consultés dans le cadre de cette étude semblent converger vers un point essentiel : l'existence d'un groupe soninké appelé les Kusa. Pour ce qui concerne l'ancêtre fondateur du royaume kusa, nous ne relevons aucune contradiction entre ce qu'en dit le griot Diaowe dans la légende de la disparition des Kusa et ce que nous avons trouvé dans certains textes historiques. Toutes les deux sources font remonter l'ancêtre des DOUCOURE à Bentigui.

Par ailleurs, dans cette légende nous constatons la présence d'autres groupes soninké qui seraient probablement contemporains de celui des Kusa, comme par exemple celui des Wago. A propos de l'allusion faite à ce groupe par Diaowe, les ouvrages consultés dans le cadre de ce travail avancent un certain nombre d'hypothèses :

a. Les Kusa, selon l'introduction historique qui ouvre la légende dont il est question dans cette analyse, seraient les mercenaires « noirs » des souverains « blancs » du Ghana. Et selon Charles MONTEIL, ils étaient de condition servile. Cette hypothèse rejoint exactement celle de Maurice DELAFOSSE d'après laquelle les Kusa seraient, avant l'éclatement de l'empire du Ghana, des vassaux des empereurs de ce dernier, avant de se constituer, par la suite, en groupe indépendant :

« D'après une tradition, dit- il, les familles soninkés qui s'enfuient de Ghana lors de la conquête almoravide descendaient principalement des premiers colons demeurés dans l'Aoukar au temps de la domination judéo- syrienne et appartenaient surtout aux clans : les DOUCOURE, descendant d'un nommé Bentigui (présenté comme le père de Marain Diagou dans la légende) qui était un ministre du dernier empereur judéo- syrien de Ghana [ce qui confirme la contemporanéité de ce royaume kusa avec l'empire du Wagadou] et dont le fils aurait assassiné cet empereur [Garaghe, probablement], sans doute à l'arrivée de Kaya Maghan CISSE dans l'Aoukar […]. Les DOUCOURE [sans doute après la chute de l'empire du Ghana] fondèrent au Bakounou d'abord, puis à Goumbou (mentionné dans la légende) un royaume qui, […] correspondait à l'ancien royaume de Wagadou. Leur chef, Marain Diagou [mentionné également par le griot et présenté comme celui qui a tué Gharaghe, le tyran, avant de le remplacer] en quittant le Ghana, se porta d'abord dans le Gambala, sur la rive nord du Debo, alla à Djenne, puis à Jongoi dans le Sud du Bakanou où il se fixa et moura ».

Il s'avère donc, à la lumière de cette hypothèse, que les Kusa étaient contemporains des Wago et par la suite, après la chute de l'empire du Ghana, ils se seraient constitués en royaume indépendant.

b. Dans Lexique soninké (sarakholé)- français d'Abdoulaye BATHILI et Claude MEILLASSOUX, nous lisons : «…plusieurs groupements soninkés que l'on trouve aujourd'hui en différentes régions du Soudan occidental se disent originaires du Wagadou. Ce qui atteste une dispersion de la population de cet empire à partir de ce foyer originel ». Nous pouvons, dès lors, à la suite de M. DELAFOSSE, avancer l'hypothèse selon laquelle les Kusa faisaient probablement partie de l'empire du Ghana, et que c'est par la suite qu'ils s'en seraient détachés pour ainsi s'organiser en royaume indépendant. Dans ce cas, leur contemporanéité avec les Wago, comme nous le dit la légende, serait incontestable. Ceci se confirme également par la visite de Marain Diagou à Dinga, l'ancêtre des soninkés, lors de son traitement d'invulnérabilité. C'est par conséquent, après la chute de l'empire du Ghana qu'à :
« la fin du XIII e siècle en tous cas plusieurs royaumes [dont celui des Kusa] et principautés soninkés indépendants les uns les autres (Diarakou Khaniaga, Sosso, Galambu, Sila (ce patronyme est mentionné dans la légende où le culte du baobab qui gît sur la tombe de Marain Diagou leur est confié) se disputent l'héritage du Wagadou sur l'échiquier politique »

Par ailleurs, pour G. DIETERLEN et Diarra SYLLA, les Kusa étaient :
« des guerriers qui s'occupaient « des affaires » du Wagadou et intervenaient à titre d'exécutants dans les cérémonies religieuses, familiales (mariages et funérailles) […] Le quartier où ils habitaient à Koumbi portait leur nom : ils étaient proches du labyrinthe où vivait Bida, labyrinthe dont ils furent chargés d'être, nuit et jour, les gardiens vigilants, interdisant à quiconque l'approche des lieux. […] Ils étaient également palefreniers compétents […] qui s'occupaient des chevaux de Kayan Maghan ».

Pour ce qui concerne la dispersion des Kusa, l'histoire et la légende avancent des versions fort différentes. Dans l'introduction historique qui ouvre la légende des Kusa, il est mentionné que la fin de ce royaume soninké est due aux guerres intestines qui avaient lieu à l'époque de Kusata, tandis que le griot Diaowé, lui, raconte que cette fin est fonction des dictatures des rois Kusa.

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IV- 2- Le mythe

Extraire la part mythique d'une légende semble être plus aisé que de relever ce qui a trait à l'historique. La légende des Kusa, comme toute légende, regorge de récits émanant de l'imaginaire des griots qui la transmettent de génération en génération. C'est ainsi que le lecteur, sans effort aucun, remarquera l'exagération de la dictature de Garaghe dont le griot nous disait qu'il tuait chaque jour « cent et un kusa ». Cela pourrait provenir du mythe qui, symboliquement, pouvait être interprété comme une sorte de légitimation de la vengeance de Marain Diagou.

En outre, le pacte originel qui fait des Simagha les griots de Garaghe semble échapper à toute rationalité. En effet, la légende raconte que l'ancêtre de ce clan, un jour, s'étant transformé en chat, s'était mis derrière la case de Garaghe afin de l'écouter jouer au qolla- gambara (sorte de guitare- calebasse) et, par après, il s'en était fait un pour venir jouer devant ce dernier, c'est ainsi qu'il était devenu son griot. Nous comprenons que c'est par un souci de revaloriser sa caste, en l'accordant un pouvoir magique, (transformation en chat de leur ancêtre) que le griot Diaowe a introduit cette épisode.

Par ailleurs, l'échange de bébés dont il est question dans cette légende est, du point de vue mythique, intéressant. Il pourrait, à notre avis, symboliser un souci de préserver la vie de Marain Diagou de la fureur de Garaghe, dans la mesure où les personnages dictatoriaux historiques ou mythiques veillent toujours avec sagesse sur la vie de ce qu'ils considèrent comme leur potentiel «tombeur ». C'est ainsi que nous trouvons racontée dans les traditions religieuses monothéistes la crainte de Pharaon, qui le poussa à décréter l'assassinat de tout bébé né d'une israélite. C'est également la crainte et le souci de protéger son fils de la rage du tyran Pharaon qui conduisit la mère de Moise à jeter ce dernier dans une rivière. Par conséquent, l'échange de bébés dans cette légende des Kusa revêt un caractère symbolique dont la visée était de préserver Marain Diagou de la folie meurtrière du dictateur sanguinaire, Garaghe. Pour que la volonté de Bentigui, son père, puisse se réaliser, fallait- il qu'on rusât afin de permettre à son fils d'accomplir sa mission (venger son père). Tout le mystère qui accompagne cet enfant depuis son enfance (il s'est fait raser lui- même les premiers cheveux, croquait les graines d'arachides alors que ses dents n'avaient pas encore poussé), tout cela relève du mythe. Cependant, symboliquement, cela pourrait signifier que cet enfant serait un homme différent du commun des mortels, qu'il était prédestiné à accomplir un miracle. Déjà les Kusa pouvaient voir en lui leur futur libérateur de la tyrannie de Garaghe.
En outre, les actes qu'il accomplira plus tard durant sa période de traitement d'in- vulnérabilité relèvent purement et simplement de l'imaginaire. De même la manière dont il avait accompli sa mission de vengeance en engloutissant Garaghe dans la terre n'est rien d'autre qu'une technique de narration adoptée par le griot Diaowe pour impressionner le public ou l'auditoire.

Conclusion

Les Soninkés sont, sans doute, l'un des peuples les plus anciens et les plus célèbres de l'histoire de l'Afrique de l'Ouest, comme en témoigne la structuration socio- politique de leur communauté. Les Kusa, qui sont un des groupes de cette ethnie, ont leur légende faite, comme toute légende, d'histoire et de mythe qui retrace leur calvaire, jalonné de merveilles et de cruautés qui ont finalement provoqué leur dispersion (selon la légende). Cependant, cela reste à prouver, car les historiens remontent l'éclatement de ce royaume aux guerres intestines.

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Bibliographie

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-BOYER, G. Un peuple de l'ouest africain : les Diawara, mémoire n° 29, IFAN, 1953
-CLAUDE. Meillassaux et L. Doucouré, La légende de la dispersion des Kusa (épopée soninké), IFAN, 1967
-CHARLES. Monteil, « La légende de Wagadou », in Bulletin de L' IFAN, n° 1- 2 Janv. Avril 1967
-CHARLES. Monteil, IFAN –CNRS, Paris
-E. Pollet et G. Winter, Les Soninkés, Ed. Université de Bruxelles
-DIAWARA, Mamadou, La graine de la parole, F. Steiner Suttgar, 1990
-CLAUDE Meillassaux et La légende de Wagadou, l'origine des Ssoninkés n° 23, IFAN, 1953
-CHARLES. Monteil, Mélanges soninké, BATHILY. A., Lexique soninké (sarakholé)- français
-MAURICE. Delafosse, Haut Sénégal- Niger, Maisonneuve et Larose
-Notre libraire, Littérature mauritanienne, n°120- 121, janv. Mars 1995
-Qui sommes- nous, les Soninkés, Orature n°1
-FOFANA, Samba, Structure et dynamique socio- politique en milieu soninké, mémoire de Maîtrise, université de Nouakchott, 2004
-TANDIA, K. Aliou, Poésie orale et éducation traditionnelle, Dakar, NEA, 1999

Par SOUMARE Zakaria Demba

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