Les cultures de décrue ou " Folo " dans la région Soninke du Gajaaga

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Pendant la saison de pluies, le fleuve Sénégal sort de son lit et vient caresser les murs des maisons côtières du Gajaaga. C'est la période de crue. La crue est le fait qu'un cours d'eau déborde de son lit, après de fortes pluies, une fracture terrestre en profondeur qui libère des nappes phréatiques. L'eau devient trouble et abondant. Il ressemble à du café au lait. Hommes et femmes délaissent le fleuve dans lequel défilent animaux sauvages et troncs d’arbre. On interdit aux enfants d'aller se baigner aux fleuves. Seuls quelques amoureux de la pêche sillonnent quelques differents coins du fleuve. Armés de cannes à pêche et de vers de terre, les pêcheurs envahissent les endroits poissonneux du fleuve à la recherche de Tilapia, Kerlegne, Seeba, Xooxa, Bapore... Le coin le plus prisé des pêcheurs Bakélois se situait aux encablures de la préfecture de Bakel. L'endroit fait peur. Il est formé de grottes et de grands arbres. Ce lieu de pêche se trouvait à quelques mètres de l'embarcadère de Bakel ( Bologanxore ) qui accueillait toutes les pirogues des villages environnants. On interdisait formellement aux jeunes et aux étrangers de fréquenter ce coin du Fleuve Sénégal à Bakel. D'ailleurs j'ai toujours entendu parler que le fleuve Sénégal ne voulait pas les étrangers. Plusieurs maliens qui venaient travailler à Bakel y ont laissé leur vie. Certains vacanciers ont été aussi victimes de noyades.

Dans certains villages Soninke, les jeunes filles n'ont plus besoin de faire des centaines de mètres pour faire la vaisselle ou le linge. Elles ont le fleuve à quelques dizaines de mètres de leurs maisons. La période de crue dure deux à trois mois selon l'abondance des pluies. Les grands étangs du Gajaaga rejoignent très souvent le fleuve. Des embouchures prennent forme dans certains villages. L'embouchure d'un cours d'eau est le lieu où il se déverse dans la mer ou dans un lac ses eaux et sa charge solide. Dés Septembre, le niveau des eaux baisse considérablement. Les lopins de terre entre les maisons et le fleuve deviennent un amas de boue. L'accès au fleuve devient pénible. C’est la décrue. Cette période est particulièrement importante pour les cultivateurs. Les terres longuement humidifiées par le Fleuve Sénégal deviennent des endroits propices pour faire pousser n'importe quelle variété de céréales, de tubercules et de légumes. A Bakel, les terres cultivables sont appelées " Folo " ou " Dunde". Chaque famille a son lopin de terre. Les familles situées en zone côtière ont toujours leur "gaale" (exploitation agricole ) à quelques mètres de leurs maisons tandis que les autres familles investissaient les ilôts situés entre Bakel et la ville mauritanienne de Gouraye. Les cultivateurs s'y rendent à pirogue. Parfois, les familles les plus nanties achètent  leurs propres pirogues tandis que les autres moins riches louent les leurs. Généralement, les pêcheurs Somonos de Bakel mettent aussi leurs pirogues à la disposition des familles avec lesquelles elles entretiennent des relations amicales.

Le premier jour de " Folo " est particulièrement pénible. Les plus grands pagaient pendant que les plus jeunes vident la pirogue des eaux passées par les differents trous. Armés de hâches, de coupes-coupes, les jeunes attaquent les arbres et arbustes ainsi que les mauvaises herbes qui ont envahis les terres. C'est la période de " Diatiande ". Le "Diatiande" consiste à défricher les surfaces cultivables. Cette activité peut durer une semaine. Elle dépend surtout de la grandeur du champ. Elle comporte des risques énormes. En plus des accidents de travail, les jeunes sont confrontés à une autre menace et non des moindres. Il s'agit des Boas d'Afrique ( Gros serpents prédateurs qui vivent d'animaux et de personnes). Ces serpents vivent principalement dans les hautes herbes. Les jeunes sont souvent victimes de morsures. Il arrive que ces boas avalent aussi de jeunes gens mais ce cas est très rare. Pendant ce temps, les vieux et les enfants restés à la maison choisissent les bonnes graines de maïs et de haricot. Leur travail consiste à trier et à enlever les graines abimées. Ils sont aussi investis de la mission de choisir le bon " Topaade ". Cet instrument est un long pilon avec une extrémité pointue. Il sert à faire des trous sur les terres humides. Dés que l'on finit de défricher et d'enlever les mauvaises herbes, jeunes et vieux commencent la semence. Les uns font des trous à l'aide de " Dopaade ", les autres mettent les graines de maïs et de haricots et les plus petits bouchent les trous avec du sable. Cette opération est appelée le « Dopande ». Le sable utilisé s'appelle " Bexxe". Pour avoir ce " Bexxe " les jeunes creusent un grand trou dans lequel ils prélèvent la partie fine et humide. On répète ces mêmes activités pendant des jours sous la haute surveillande des vieux.

Dés que les germes deviennent visibles, on déclenche le labourage. Il est aussi pénible que le défrichage. Les jeunes enlèvent les mauvaises herbes pour donner de l’air aux petites tiges de maïs. Le labourage se fait en deux voire trois phases. Après la première phase de labourage, les vieux plantent des tomates, des aubergines et des piments. Parfois, ils plantent des melons et des citrouilles. Les jeunes quant à eux s’occupent de la tâche la plus hardue. Il s’agit de la plantation de patates. La patate est la tubercule la plus cultivée chez les Soninkes du Gajaaga. Certains villages sont devenus célèbres grâce à leur production de patates. Dans le Gajaaga, les villages de Tuabou et de Aroundou sont les plus grands cultivateurs de patates. La plantation de la patate n’est pas une activité anodine. Il faut bien choisir au préalable les tiges de patates. Ces dernières ne doivent souffrir d’aucune anomalie. Les jeunes s’occuperont de les planter dans les endroits les plus humides du champ. Ils creusent d’abord de grands trous circulaires pour atteindre le sable fin et humide. Ils placent quatre ou cinq tiges dans chaque trou et les ferment avec du sable en laissant sortir les bouts des tiges.

Au mois de Décembre, les guets apparaissent dans une partie du fleuve. D'innombrables ilôts se forment le long du fleuve. Quotidiennement, les jeunes vont chercher de l'herbe pour les animaux domestiques de la maison. Il fait souvent froid pendant cette période de l'année. C'est l'hiver dans le Gajaaga. Personne ne veut traverser ces guets à pied pour aller dans les " Folo". Pendant ce temps, les tomates et les aubergines commencent à donner leurs premiers fruits mûrs. Les jeunes de la famille qui vont jouer dans les guets font occasionnellement des rondes de surveillance dans les champs. Parfois, ils mettent un sachet sel ou de bouillon de Jumbo dans leurs poches. Ils seront les premiers à déguster les tomates du champ. Ces tomates fraîches sont très prisées par les plus jeunes qui ne ratent jamais l'occasion d’en manger. Au même moment les maïs commencent à sortir leurs bourgeons. Ils vont bientôt mûrir. Les patates quant à elles fleurissent et éparpillent leurs tiges dans tout le champ. Les citrouilles et les melons en font autant. Le champ devient un festival de verdure. On ne peut marcher dans le champ sans pour autant piétiner une plante verte.

Dés que les premiers maïs deviennent mûrs, jeunes et vieux surveillent particulièrement les champs. C'est le moment tant convoité par les voleurs. Le maïs est très prisé dans le Gajaaga. Certains voleurs audacieux viennent occasionnellement remplir leurs sacs pour les écouler dans le marché local. Les jeunes dames commencent alors le commerce de " maïs chaud ". Dans les années 1990, le sac de maïs se vendait à 2500 Fcfa. Parfois, certains passants aussi coupent quelques maïs dans les champs sans surveillance pour leur consommation personnelle. Il s'en suit des fois des disputes entre ces voleurs occasionnels et les surveillants des champs voisins. Devant de telles menaces, les vieux donnent l'ordre aux jeunes d'aller couper les maïs mûrs. Les jeunes aiment particulièrement cette période. Ils investissent alors les champs et coupent tous les maïs mûrs. Ils peuvent remplir des dizaines de sacs. Quelques sacs seront partagés entre les membres de la famille et le reste des maïs sera séché. Généralement, les plus grands cultivateurs laissent leurs maïs sécher aux champs et les coupent quand ils sont tous secs. Ils ne prennent qu'une petite partie des maïs frais pour leur consommation personnelle. Après avoir séchés les maïs, les jeunes les décortiqueront et les garderont discrètement dans un endroit du champ. Les femmes quant à elles vont couper quelques feuilles de haricots pour la préparation de leurs plats de couscous (Dere ). Les maïs séchés seront pilés et gardés dans le grenier familial. Ils serviront à préparer de la bouillie ( Sombi ) et du couscous.

Quelques mois plus tard, les patates arriveront à maturité. Les jeunes gens les déterreront petit à petit pour la consommation familiale. Certains cultivateurs qui avaient plantés une grande quantité de patates se convertiront en commerçants. Ils remplissent quotidiennement les sacs de patates douces et les écouleront sur le marché local. Le sac de patates couterait 5000 Fcfa. Les pères de famille achèteront quelques sacs de patates pour les envoyer à la famille de Dakar. Le commerce de patates est rentable pour la population locale. Les cultivateurs et commerçantes à l’étalage y trouvent très souvent leurs comptes.
Les citrouilles et les melons connaîtront le même sort. Ils sont généralement destinés à la consommation familiale. Ils seront utilisés pour accompagner les plats de riz au poisson et de couscous ( Dere ). Les résidus de tiges de maïs, les feuilles de patates, de citrouilles et de melons seront destinés à l'alimentation des animaux. Les graines de haricots seront quant à elles couper et sécher et accompagneront les differents plats Soninkes. Après la saison des pluies qui dure six mois, les Soninkes cultivent les "Folo" pendant quatre à six mois pour leur autosuffisance alimentaire. Ils cultivent la terre tout au long de l'année.


Samba KOITA dit MAKALOU

LEXIQUE :

Foolo ou Dunde : Champ de décrue


Bologanxore : Embarcadère de Bakel


Tilapia, Seba, Bapore, Xooxa, Kerlegne : Noms de poissons en Soninke


Bakel : Ville Soninke située dans la partie orientale du Sénégal


Diatiande : Défrichage et enlèvement des mauvaises herbes