- II -
Koupou-Kala, le Crabe aux longs yeux qui se balancent à droite et à gauche. Crabe qui n'a que deux doigts à chaque main, mais possède quatre pattes de chaque côté du ventre, ne sortait pas la journée durant et vivait tant que le soleil chauffait dans sa case sans lumière creusée dans l'argile. Il ne mettait le nez dehors que la nuit venue, quand les troupeaux d'étoiles entraient dans les pâturages du ciel. Pour ses sorties. Crabe choisissait de préférence les nuits où la lune fatiguée confiait à Bouki-l'Hyène la garde des troupeaux et non à Khand-n'dére-le-Tesson-de-canari. Car Crabe savait que Bouki mangeait un grand nombre d'étoiles et que la nuit en était plus sombre, tandis que Tesson-de-canari, en berger consciencieux, défendait le troupeau contre tout le monde, contre Bouki-l' Hyène, contre Sègue-la-Panthère, contre Gayndé-le-Lion, contre Thile-le-Chacal ; et le firmament, même en l'absence de Vère-la-Lune, était encore trop clair au gré de Koupou-Kala.
En ce temps-là, Crabe avait le dos rond, et c'était pour voir ce qui se passait derrière lui qu'il avait mis ses yeux au bout de deux petits bâtons. En ce temps-là aussi, il marchait, comme tout le monde sur terre, droit devant lui, et reculait comme chacun quand quelque chose l'effrayait dans la nuit noire.
Dans ses sorties nocturnes, il n'entrevoyait que N'Djougoupe-la-Chauve-souris à la gueule de chien, aux ailes en peau, il n'entendait que le hululement de la mère Chouette, la plus grande sorcière des bêtes de nuit. Il ne risquait donc point de croiser sur son obscur chemin Kakatar-le-Caméléon, le sage Caméléon aux pas circonspects, qui ne déambulait que sous le soleil brûlant. L'envie eût-elle même pris le sage lambin de s'aventurer à la lueur des étoiles ou au clair de lune, que Crabe ne l'eût certainement. pas remarqué, occupé qu'il était tout le temps à la quête de sa pitance. Crabe l'eût-il même par impossible remarqué, que fort probablement Kakatar n'aurait pas condescendu à lui raconter ce qui lui arriva le jour où il alla sur le sentier de N'Djoum-Sakhe en la compagnie de Golo-le-Singe. Kakatar le lui eût-il raconté, que sans aucun doute, Koupou-Kala n'en aurait tenu compte, et il s'en serait même moqué. Car, fréquentant la Nuit, Crabe pensait avoir beaucoup appris et croyait en savoir plus que beaucoup d'autres qui ne vivaient que le jour.
Un jour, trouver à manger devint difficile sous le soleil, et impossible en pleine nuit. Force fut à Koupou-Kala de ne point rentrer avant l'aurore et de continuer sa tournée pour avoir de quoi remplir son ventre; c'est ainsi qu'il rencontra Kantioli-le-Rat.
Kantioli, lui aussi habitait sous terre, mais il sortait de nuit comme de jour ; seulement, il marchait tellement vite à croire qu'il avait peur de sa longue queue; il marchait tellement vite qu'il n'avait même pas le temps de lancer un bonjour aux gens qu'il croisait sur son chemin. Encore moins avait-il le temps de s'attarder à des palabres, à écouter potins et ragots, à entendre celui-ci, à prêter son oreille pointue à celui-là. Il voyait bien, sur sa route, et cela chaque jour que Dieu faisait, M'Bott-le-Crapaud, Leuk-le-Lièvre et d'autres encore, dont Golo-le-Singe. Il n'avait jamais pris langue avec aucun d'eux ni reçu conseil de personne concernant ses relations, Golo ne l'avait pas arrêté à l'ombre épaisse d'un tamarinier, ni au pied d'une termitière, pour lui narrer ce qui lui était arrivé le jour où - par charité, aurait certainement prétendu l'impudent - il avait accompagné le lent, hésitant et indécis Kakatar sur le sentier de N'Djoum-Sakhe.