Tatouage, percing, faux-cils, lentilles: pourquoi les filles bricolent leur corps?

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ImageA la plage, dans les rues ou encore lors des cérémonies, il n’est pas besoin d’être attentionné pour se rendre compte que tatouage, piercing, manucure, pédicure, faux cils, entre autres artifices très prisés par les femmes, sont à la mode au Sénégal. Tout cela est bien joli, mais ça rime à quoi ?

Une pièce presque nue, faiblement éclairée par une unique ampoule néon. Trois étagères, quelques chaises, deux tabourets en bois et un écriteau en français annonçant fièrement : « Chez Astou ». Il n’en a pas fallu davantage à la tenancière au sourire pétillant pour transformer en « salon de beauté » une des pièces de leur modeste maison à la Gueule Tapée. Il est à peine 10 heures, la « machine à beauté » de chez Astou Fall n’a pas encore « transformé » deux clientes. Voilà qu’elles sont déjà cinq, sept à battre la semelle, au pied de la vieille porte rose. Est-ce parce que nous sommes à la veille de la Korité ? Non rétorque Astou d’un charme envoûtant. « Même en temps normal, elles viennent ici pour se faire belles. Ce sont des clientes fidèles et régulières », avance-t-elle, insistant qu’elle n’est pas comme les autres. « Je suis une vraie professionnelle », fait remarquer Astou. A juste raison. Dans ce quartier, les rues ne sont qu’une succession de ces petits « laboratoires d’esthétique » qui ont poussé comme des champignons. Résultats : ces « professionnels » spécialisés dans les soins de beauté vivent, ici, croissent et se multiplient au fil des minutes.

 Une balade dans Dakar et sa banlieue renseigne, pourtant, que Gueule Tapée n’est, en réalité, que l’arbre qui cache la forêt. Partout dans la capitale sénégalaise, les salons de beauté ayant pignon sur rue rivalisent de slogans et de menus. A en croire l’homme d’affaires Souleymane Diène, le Sénégal compte aujourd’hui plus d’un millier de salons de beauté, contre une dizaine, il y a quelques années. Manucure, pédicure, perruque, faux cils, pose hanches, tatouage et piercing y sont proposés à des prix défiant toute concurrence. Et la cliente type n’a plus rien à voir avec une adolescente en quête d’identité. « Notre clientèle est composée aussi bien de femmes mariées, divorcées que de jeunes filles », confie Astou Fall.

Plus qu’un phénomène de mode, ces pratiques accèdent donc au statut de phénomène de société. Avant tout pour leur valeur esthétique. A l’ère de l’image triomphante, elles (ces pratiques) rejoignent le sport, l’hygiène alimentaire et la chirurgie esthétique dans la gamme des solutions pour améliorer son aspect physique.

« Séduire et attirer pour conquérir »

Le Sénégal, note le sociologue Djibi Diakhaté, a enregistré ces mutations sociales sur la base d’un certain nombre d’influences exogènes, essentiellement de l’Occident. Même constat chez sa collègue Banel Kane qui estime que ces pratiques s’expliquent par une « détabouïsation » de certains aspects liés à la sexualité. Le plus souvent, fait remarquer la sociologue, ces pratiques sont localisées dans des zones censées attirer non seulement le regard des hommes, mais également éveiller leur intérêt voire leur désir. « La mode ou encore le phénomène du « fashion victims » peut également pousser ces jeunes filles à s’adonner à ces pratiques », poursuit Mme Kane.

Toujours est-il que l’objectif avoué par les amatrices de ces pratiques est sans équivoque : corriger ou embellir la partie du corps qui gêne. La finalité étant de se faire aimer. Et elles ne s’en cachent pas. Yassine, 23 ans, est étudiante à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Téton percé, tatouage sur le sein gauche, Yassine ressemble à une blonde. Ses cheveux sont longs, sa peau, dépigmentée, est claire et elle marche comme un mannequin qui s’apprête à défiler. Pour elle, tatouage, piercing, faux cils, pose hanches, etc., c’est avant tout une manière d’exister. « Les temps ont changé. Aujourd’hui, les filles sont beaucoup plus nombreuses que les garçons. Cela veut dire que la fille doit utiliser tous les artifices possibles pour intéresser les hommes », explique Yassine. Sa copine, Ndèye Fatou, a même inventé une expression pour désigner ce que les filles recherchent à travers tout cet arsenal de séduction : le « Sac » comme « séduire et attirer pour conquérir ». C’est la seule manière pour nous, observe Ndèye Fatou, de nous rendre visibles et d’échapper à l’anonymat. Peu importe, laisse-t-elle entendre, les conséquences de telles pratiques. L’essentiel, ajoute Ndèye Fatou, est d’arriver au résultat escompté : celui de conquérir ou de garder un homme. Un objectif plus que légitime. Surtout dans un Sénégal où le recul du mariage chez les hommes est une réalité et les divorces une mode.

DJIBI DIAKHATE, SOCIOLOGUE : “Il est nécessaire de promouvoir les films télévisuels locaux ”

Hier pratiquées pour des considérations spirituelles et d’identification, le piercing, tatouage, pose hanches, etc. sont utilisés aujourd’hui surtout pour des besoins esthétiques. Le sociologue Djibi Diakhaté décortique le phénomène et pense que les télévisions locales doivent être beaucoup plus rigoureuses dans la sélection des produits qu’elles proposent au public.

Est-il possible de dater le début de ces pratiques (piercing, tatouage, faux cils, manucure, pose hanches etc.) au Sénégal ?

On ne peut parler de ces facteurs artificiels qui se développent aujourd’hui chez les filles sans se référer à une lointaine tradition africaine. En réalité, certaines des pratiques comme le piercing et le tatouage, par exemple, ont longtemps existé dans nos sociétés traditionnelles. Mais, elles répondaient beaucoup plus à des considérations spirituelles et d’identification de l’individu, de son appartenance à un groupe plutôt qu’à des besoins de mise en valorisation du corps. Ces sociétés africaines traditionnelles étaient plus centrées autour des valeurs auxquelles l’individu pouvait s’attacher et non pas autour de considération esthétique qui consistait à monter qu’on a un beau corps et qu’on a acquis un certain nombre de choses artificielles. On ne se permettait pas de jouer sur le registre de l’artificiel comme le font aujourd’hui les femmes. D’ailleurs, ce n’était même pas possible, car on était dans une micro-communauté où tout le monde était apparenté. Maintenant, il faut dire que la société sénégalaise a enregistré des mutations sociales sur la base d’un certain nombre d’influences exogènes, essentiellement occidentales. La colonisation française a eu une particularité qui a consisté non seulement à piller les ressources économiques des colonies, mais aussi à passer par une stratégie d’assimilation pour vider les pratiques culturelles locales et installer les pratiques culturelles occidentales. Donc, depuis le 18 et 19e siècles, on s’est rendu compte qu’il existe des espaces au Sénégal qui étaient assimilés et élevés à un certain grade d’Occident alité. C’est ce qu’on a appelé les quatre communes. Finalement, tous les autres terroirs de l’arrière pays ont été « mangés » par cette politique assimilationniste française.

Aujourd’hui, presque toutes les filles s’adonnent à ces pratiques. Comment peut-on l’expliquer ?

Comme je l’ai expliqué, la colonisation a travaillé dans le sens de reconfigurer la disposition spatiale et socioculturelle des sociétés qui existait au Sénégal et en Afrique de façon générale. En changeant les pratiques culturelles, les colonisateurs sont arrivés à vider l’Afrique de ces premières ressources culturelles et ont mis en place progressivement l’architecture socioculturelle de l’Occident. Le passage à cette autre étape explique aujourd’hui l’émergence de certaines pratiques. Cependant, si, hier, ces pratiques avaient une fonction d’identification à une communauté, aujourd’hui elles ont plutôt une fonction décorative, cosmétique qui consiste à se montrer aux autres : « regardez mon corps ». Aujourd’hui, c’est dans des enjeux de valorisation et surtout des enjeux mercantiles que s’inscrivent ces pratiques. Le but recherché étant de permettre au corps d’avoir un design acceptable pour mieux se faire vendre. Je dirai simplement que nous sommes en train de matérialiser le corps et d’en faire un objet qu’il faut présenter de façon belle pour pouvoir le vendre facilement à des consommateurs. Il y a aussi l’estime de soi-même qui se développe de plus en plus. Comme disait le penseur Abraham Maslov, « dans nos sociétés modernes, l’individu est mu par ce qu’on appelle le besoin d’estime ». L’individu a besoin d’être estimé par les autres, ce qui explique le fait qu’il met plus l’accent sur le besoin d’estime que sur les autres besoins physiologique et sécuritaire. Dorénavant, nous évoluons dans une communauté où l’individu cherche le plus possible à avoir des attitudes ostentatoires, des attitudes exhibitionnistes pour attirer l’attention de tout le monde sur lui et montrer qu’il en est arrivé à une station sociale plus où moins enviable. L’ampleur de ces pratiques s’explique aussi par la conjoncture économique, par l’affaissement de la famille qui n’est plus l’instance sociale de base qui doit donner les premiers rudiments d’éducation, de valeurs à l’enfant.

Les mass médias comme la télévision joueraient un grand rôle dans la propagation de ces pratiques. Qu’en pensez-vous ?

Il est évident que la télévision a une grande part de responsabilité dans la propagation de ces pratiques. Au Sénégal, nous avons un certain nombre d’entreprises télévisuelles qui sont plus extraverties qu’introverties. Les programmes cinématographiques diffusés par nos chaînes de télévision viennent plus de l’Occident que de notre création propre. Elles distillent des valeurs et des pratiques culturelles de l’extérieur que nous avons tendance à adopter sans pour autant faire le tri des éléments positifs à retenir. Conséquence, il y a des jeunes qui pensent qu’il faut faire comme les acteurs principaux et idoles de ces films. Je pense que les responsables des entreprises télévisuelles doivent être plus rigoureux dans la sélection des produits qu’ils proposent au public. Il est nécessaire de développer des accords avec les producteurs de cinémas locaux et voir comment promouvoir le cinéma local au profit de ces producteurs locaux et au profit des entreprises télévisuelles. Cela permettra d’accéder à des produits cinématographiques voulus par le public afin de sauvegarder nos valeurs culturelles compétitives. Un travail de sensibilisation de masse doit aussi se faire.

L’Islam et le Christianisme contre ces pratiques

L’Islam et le Christianisme sont en phase sur ces pratiques : les deux religions révélées sont contre le piercing, les tatouages, les poses de faux cils, hanches et tout autre artifice tendant à dénaturer le corps humain.

Dénaturer ou bricoler son corps à l’aide d’artifices sont formellement interdits par l’Islam et le Christianisme. De l’avis du journaliste islamologue Maodo Faye, ces pratiques auxquelles s’adonnent beaucoup de filles aujourd’hui sont interdites par l’Islam. Se référant à un verset du Coran, il souligne que l’interdiction de ces pratiques s’explique par le fait que l’Islam n’admet pas qu’un être humain mette quelque chose étranger à son corps. « Dieu nous a créés de la façon qui lui plaît. L’image d’un individu n’est que le ressort d’une décision divine », a fait remarquer l’islamologue qui rappelle que pour l’Islam, s’adonner à de telles pratiques revient tout simplement à renier la décision divine. C’est même, ajoute Maodo Faye, une façon de défier Dieu. Abbé Alfred Waly Sarr ne pense pas autrement. Le secrétaire de la Conférence épiscopale des évêques souligne que ces pratiques notées chez certaines filles manifestent un non respect du corps. Rappelant que, dans la vision chrétienne des choses, le corps est le temple du Saint-Esprit, l’abbé Alfred Sarr dit qu’il ne refuse pas qu’il y ait des soucis esthétiques sur le corps pour le valoriser. Mais, précise-t-il, cette beauté et cette valeur ne doivent pas résider dans des décorations extérieures, dans des apparences risquant de dévaloriser le corps. « Le croyant créé à l’image de Dieu est invité à s’accepter avec la beauté que Dieu lui a donnée. Il est assuré qu’il est accueilli tel qu’il est et n’a nul besoin de marquer son corps pour être reconnu et aimé de Dieu et des êtres humains », tranche l’abbé Sarr.

 Abdoulaye DIALLO

Seneweb.com